Alors ça y était. Le grand jour était venu pour Léo. Le jour décisif. Le jour qui allait décider de son avenir. Le jour où Léo avait rendez-vous avec le commissaire pour passer un entretien d'embauche en vue de sa potentielle future carrière dans la police. Il tait là, assis au volant de son camion rouge stationné dans la rue, la tête appuyée contre la vitre, en train de scruter le commissariat à travers la buée qui apparaissait et disparaissait sur la vitre au rythme de sa respiration. Il faisait déjà nuit, Léo préférait que ça se passe de nuit. Il n'oserait jamais sortir en plein jour, pas tant qu'il ne serait pas un beau et fier agent de l'ordre. Jetant un œil à sa montre, il vit qu'il était presque l'heure. Il était temps d'y aller. Le temps de parvenir au bureau d'accueil, il serait pile l'heure du rendez-vous. Il tenait à arriver pile à l'heure, ni plus tôt ni plus tard. Sans se presser, il ouvrit la portière, hissa sa lourde carcasse hors du véhicule et referma la portière derrière lui. Il se dirigea alors d'un pas tranquille vers le commissariat central, le vent nocturne chargé de mille odeurs faisant palpiter sa truffe humide.
Cette fois-ci, il n'avait rien laissé au hasard. Il avait déjà commencé par téléphoner pour prendre rendez-vous, et en profiter pour prévenir les policiers de sa venue, histoire qu'ils ne paniquent pas comme la dernière fois. Il était difficile de faire carrière dans les forces de l'ordre ou ailleurs après avoir été transformé en passoire. Ensuite, il s'était organisé de façon à être sûr d'arriver pile à l'heure. En fait, cela faisait un moment qu'il attendait dans son camion en rongeant son frein. Il avait pris toute sa journée pour se préparer, avait prévenu son patron qu'il changerait peut-être de boulot suite à cette soirée. Et en plus, il avait même fait un effort vestimentaire ! Pour cette occasion, Léo avait revêtu un pantalon de costume gris à fines rayures verticales, une chemise blanche en lin et une cravate en soie. Ainsi vêtu, il semblait déjà plus humain qu'avec ses habituels treillis et salopettes. En revanche, si l'apparence était satisfaisante, à l'intérieur il en était tout autre. Étant habitué à des vêtements de travail privilégiant le confort et la fonctionnalité plutôt que l'élégance, Léo se sentait mal à l'aise dans ces oripeaux. En outre, il était très difficile pour quelqu'un de sa taille de trouver chaussure à son pied...littéralement. Son pantalon trop court lui arrivait à mi-mollets, sa cravate l'étranglait, sa chemise risquait de se déchirer de toutes parts s'il avait le malheur de faire un mouvement trop brusque, quant à la veste il y avait tout simplement renoncé après en avoir disloqué deux en essayant de les enfiler.
Le gigantesque homme-lion poussa donc la porte vitrée et pénétra dans le hall d'accueil. On le regarda à nouveau d'un air bizarre, mais cette fois on le le braqua pas. Il sentit tout de même les agents tendus et prêts à dégainer. Pourvu que ce ne soit plus comme ça une fois qu'il aurait rejoint la police...

-Bonsoir. J'ai rendez-vous avec le commissaire Mc Kenzie. dit-il en se présentant à l'agent d'accueil.

-Mr Chapelle ? Veuillez me suivre s'il vous plait.

Léo considéra l'homme qui venait d'arriver. Il ne l'avait jamais vu, et ne savait absolument pas à quoi s'attendre avec lui. Prenant son courage à deux mains, il obéit et suivit docilement le commissaire. Par contre, s'attendant à un entretien sérieux et officiel dans le bureau de Mc Kenzie, il fut surpris de voir que leurs pas les conduisaient à l'extérieur.

-Nous nous rendons dans le café le plus proche. Je suis désolé de ne pas vous recevoir dans nos locaux, mais notre situation chaotique actuelle et la singularité de ce rendez-vous ne me permet pas de respecter les procédures habituelles. J'espère que vous comprenez.

Il comprenait. Du moins, il espérait. Il se demandait surtout si Mc Kenzie l'emmenait au café parce que son bureau n'était pas en état, ou plutôt par méfiance. Il hocha donc la tête et continua de suivre. Ils entrèrent au café et prirent place autour d'une table. Bien installés, ils commandèrent une boisson puis passèrent aux choses sérieuses.

-Bien. Mr Chapelle. Pourquoi vouloir intégrer les forces du GCPD ?
-Pour protéger les citoyens de Gotham City, pour être un défenseur de l'ordre et la loi, pour sauver les innocents et mettre les méchants derrière les barreaux.

Il se tut. S'ensuivit un long silence, que Léo ne coupa qu'après avoir pris une gorgée de coca-cola.

-Je sais, dit comme ça, ça peut sonner faux, simpliste, naïf ou juste complètement idiot, mais c'est la stricte vérité. Toute ma vie j'ai eu peur de me montrer, de m'exposer aux yeux de tous à cause de mon apparence...peu commune. Quand je suis arrivé à Gotham, j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour rester dans l'ombre, planter mes choux et vivre ma vie sans me mêler des affaires d'autrui. Au début ça a marché. Et puis j'ai été confronté à plusieurs évènements qui m'ont conduit à revoir ma conception des choses. Je me suis rendu compte que je ne pouvais plus continuer à fermer les yeux pour ne m'occuper que de moi-même. Il y a un vrai problème dans cette ville, et je ne pourrais pas vivre en paix tant que des gens honnêtes risqueront une mort horrible, douloureuse et gratuite rien qu'en sortant dans la rue.

Sa propre expérience avec Dark Hawk lui était encore très douloureuse.

-Si vous deveniez officier de police, du jour au lendemain, Mr Chapelle, que feriez-vous ?
Imaginons que vous patrouillez de nuit et que vous tombiez sur un individu menaçant un autre d'une mort justement atroce... que feriez-vous ?
-Hein ?
-Exposez-moi vos actions en prenant en compte celles de votre suspect, vous voulez-bien ?

Léo réfléchit à ce qu'il allait répondre. Il ne s'attendait pas à ce genre de question et fut donc pris un peu au dépourvu. Enfin, il tâcha de répondre franchement mais prudemment.

-Et bien... Je ne connais pas encore les procédures de la police, et après ça dépend des circonstances, mais je pense que je m'arrêterais et pointerais l'agresseur avec mon pistolet en le sommant de jeter au sol ses armes éventuelles et de se mettre à genoux en posant les deux mains sur sa tête. S'il obtempère, je pense que je lui mettrais les menottes après lui avoir lu ses droits. Dans le cas contraire, s'il est assez proche de moi j'essaierais de le désarmer. J'ai déjà fait ça, une fois, en fait ce n'est pas si difficile que ça.

En effet, la fois où il avait intercepté un voyou qui venait de braquer son patron, Léo n'avait eu aucun mal à désarmer le malandrin, sa force surhumaine aidant largement.

-Ou alors s'il refuse d'obtempérer, je lui ferais une nouvelle sommation, et s'il se montre menaçant...je suppose que je devrais utiliser la force.

Il avait beau être motivé pour s'opposer au crime, l'idée de blesser ou tuer quelqu'un, même si c'était pour la bonne cause, lui semblait encore difficile à appréhender.

(Tout va bien. Je ne suis moi-même pas un modèle de ponctualité, je dois le reconnaître. ^^)

-Oui. Prenez bien en compte que les criminels aux desseins atroces obtempèrent très, très rarement, et en désarmer un peut être facile, mais ils agissent rarement seul aussi...

Léo ne pouvait pas lui donner tort. Dark Hawk n'aurait pas pu représenter un véritable danger pour lui si seulement elle n'avait pas été flanquée de son larbin. Il avait encore des frissons en repensant au colosse psychopathe tout de blanc vêtu qui l'avait tabassé.

-Si par force vous parlez de l'usage des armes à feux, j'ai bien peur que vous ayez raison ou tord. Nul ne sait quelle est le meilleur moyen à quel moment, mais il n'y en a jamais qu'un seul, contrairement à ce que pense les institutions loin du terrain. Tout dépend de la situation, tout dépend de votre propre ressentis.
Ne négligez jamais la parole ou la ruse. Les sirènes d'une voiture de police sont parfois utiles, parfois non... Vous comprenez ? Il en est de même pour l'uniforme, le discours, l'attitude et même l'arme... Vous avez beaucoup à apprendre. Je ne veux pas embaucher de futures cadavres, mais si vous m'assurez une nouvelle fois que vous désirez vraiment faire ce job à vos propres risques et périls, je veux bien vous donner cette opportunité : Une période d'essai encadrée, avec un collègue compétent pour de la surveillance nocturne. Nous manquons malheureusement cruellement d'hommes, aussi atypiques soit-ils - ne le prenez pas personnellement - ne serait-ce que pour donner l'alerte.

Léo se mordit la lèvre pour s'empêcher d'afficher un grand sourire. C'était une excellente proposition. Ce n'était pas encore un poste de policier titulaire, mais il fallait un début à tout. Après tout, il lui faudrait sans doute du temps pour passer du stade de grand timide à celui de flamboyant porte-étendard de la justice. Une période préparatoire lui serait tout à fait bénéfique.

-Cela vous convient ?

Léo mit furtivement la main devant sa bouche, pour tenter de dissimuler le grand sourire béat qui commençait à s'étirer sur son visage léonin. Rester digne, ne pas laisser exploser sa joie. Il était extrêmement reconnaissant au policier d'avoir su l'écouter et, finalement, de l'avoir compris. Pour un peu, il se jetterait sur lui pour le serrer dans ses bras. Mais non, il devait absolument s'abstenir, ou l'offre risquait de lui passer sous le nez. S'il voulait être policier, il allait devoir apprendre à calmer ses émotions.

-Je suis prêt à commencer quand vous le voulez ! Alors je travaillerais officiellement pour la police, pendant cette période d'essai ? Est-ce que j'aurais droit à...un uniforme ?

Ses yeux brillèrent d'une lueur enfantine lorsqu'il prononça ce mot. Pour lui (et surtout pour quelqu'un d'aussi grand que lui), avoir un uniforme à sa taille serait un énorme symbole attestant de son appartenance à une institution, un groupe, une famille, quelque chose d'infiniment plus grand que lui mais dont il serait un rouage efficace et bien huilé. Ça expliquait probablement pourquoi, lorsqu'il n'était pas en salopette ou en bleu de travail, il aimait porter de vieilles pièces d'uniformes militaires.

Léo se leva en même temps que le policier, bien droit, manquant de sa cogner au plafond. Il prit avec moult précautions la main du commissaire dans son énorme paluche.

*Doucement... Douuuuucement... Ne pas serrer trop fort ! Ne pas lui briser les phalanges ! Ne pas tout gâcher !* pensa-t-il en lui serrant la pince.

-Bien Mr Chapelle, si nous avons terminé, je vous souhaite bonne chance et bon courage. Ce fut un plaisir de rencontrer quelqu'un d'atypique mais calme et courtois.
Rappelez vous seulement qu'il ne s'agit pas d'un jeu ou d'un rêve, le métier de policier est une responsabilité altruiste et dangereuse.
-A vos ordres, chef ! Je peux vous appeler chef, maintenant ? Parce que si je réussis vous serez un peu mon chef, non ?

Ils sortirent du café et se séparèrent. Léo resta un instant planté là, debout, suivant du regard le policier qui retournait au commissariat. Lorsque le petit homme (petit du point de vue de Léo) disparut, l'homme-lion sauta en l'air, le poing levé, en poussant un grand cri de joie qui dut s'entendre dans tout le quartier. Ce soir-là, plusieurs personnes appelèrent la fourrière pour signaler qu'il leur avait semblé entendre un fauve en liberté dans les rues.
Léo rentra chez lui en courant et en sautant partout, oubliant là son camion. Il avait réussi. Ce n'était pas grand-chose, mais ça lui ouvrait beaucoup de possibilités. Enfin, sa légende commençait...