Cassandra reprit son souffle. Elle leva le menton. Elle ne voyait pas le plafond. Elle était entourée par la pénombre. Était-ce le matin, était-ce le soir ? Elle réalisa que ses paupières demeuraient en fait closes ; et rien de ce qu’elle pensait voir n’avait de formes réelles, ni de limites bien définies, sinon des contours diaphanes plus ou moins cernés de noir.

Contrariée, elle toussa et secoua la tête pour désapprouver le sentiment d’inconfort et d’étrangeté qui venait de naître en elle. Ainsi elle s'efforça de croire ses yeux ouverts - elle s'en convaincu même, palpa de ses doigts se qui l'entourait ; mais là aussi ses sens ne lui apportaient aucune réponse, sinon peut-être le souvenir d'une sensation cotonneuse, celle des fibres synthétiques glissant sur sa peau, douces, chaudes et légères. De la même manière, elle discernait mal l’espace dans lequel elle était confinée, car elle devinait les ombres d’objets ou de meubles sur les murs, mais ces murs-là lui semblaient parfois proches, parfois lointains et parfois même inexistants, dans le néant.

« Souviens-toi. Que fais-tu ici ? ».

Ses yeux se promenèrent comme deux billes sous ses paupières à demie closes. Elle renfrogna son nez sur son visage. Ses sinus la brûlaient, agressés par une odeur. Il y avait là comme une odeur de … thé ? Elle remua son museau encore un instant, flairant dans l'air. Mais la sensation âcre et parfumée du thé apparue bientôt paradoxale, car rien autour d’elle ne suggérait un tel parfum.

« Réfléchis. Penses. Qu'est-ce que tu fais ici ? »

Sa mémoire, bien vivante mais absente, tentait de se reconstruire jusqu'à fabriquer des éléments fictifs ; des odeurs, des sensations de matières palpables au toucher, des visions quant à l'espace qui l'entourait, à la recherche d'un plan, d'une ligne de fuite ou d'un axe... Elle palpa son palet avec sa langue, claqua ses mâchoires et ses dents, serra les poings, les doigts, les orteils.

« Souviens-toi. Que fais-tu ici ? » répéta la chauve-souris.

Un chapeau. Un sourire. Puis rien. Plus rien.

« Ma tête me fais mal. J'ai mal. Mal à la tête », dit-elle en grimaçant.

Ses oreilles sifflaient et les veines de son front palpitaient sous ses tempes. La douleur descendait jusque sous sa nuque.

« Réveilles-toi. Réveilles-toi. Allez. Debout ! »

Elle eut à fournir un effort supplémentaire pour se soulever, en prenant appui l’un de ses bras, tandis qu’avec l’autre elle souleva sa main pour pincer l’arrête de son nez ave ses doigts. Elle frotta ses yeux avec insistance. Sa vision était encore épaisse et floue. Enfin, ces yeux s’ouvrirent en grand.

Maintenant, elle allait voir.

Cassandra s’étirait encore les muscles lorsque les draps de son lit furent tirés à ses pieds. Un frisson glacé parcouru ses orteils, ses jambes, son ventre, son cou, ses bras et le bout de ses doigts. C’était la brise matinale qui lui frôlait l’épiderme et lui donnait la chair de poule. Elle émit un bref grognement, mais une voix douce quoique autoritaire s’éleva près de son oreille :

— Cassandra, tu vas en retard en cours. Lèves-toi. Maintenant ! ordonna Mrs Woosan-Cain en jouant de son déhanché pendant qu’elle tirait les rideaux la fenêtre.

Le cœur de la jeune fille se souleva et elle sursauta sur son matelas.

— Maman !?
— Ma fille, tu as 30 minutes exactement. Allez, je te veux dans la salle à manger dans 2 minutes, pas une de plus… !
— Oui, d’accord, je me dépêche…

Elle pivota sur ses fesses et posa ses pieds sur le plancher froid. Étourdie par un réveil difficile, elle demeura immobile pendant un instant indéterminé, fixant par la fenêtre deux pigeons qui se faisaient la cour, sur la branche de l’arbre. Le soleil tapait déjà de ses rayons sur la vitre, réchauffant la chambre. « J'ai cours. Je dois aller au lycée. » se souvint-elle soudainement, comme si c'était une évidence. Elle fit un effort calculé pour se lever sur ses jambes, se dirigea vers la penderie : elle sélectionna une tenue, une robe courte noire à col roulé et à manches longues, des collants troués, une chemise en jean clair et une paire de rangers en cuir écaillé.
La porte de sa chambre débouchait sur l’étage. Devant elle se trouvait un couloir assez long, parcouru de plusieurs portes blanches, au bout duquel elle devinait trouver la chambre de ses parents et la salle de bain. Directement à droite se trouvait l’escalier en colimaçon. Même si elle fut tentée d’aller visiter les différentes pièces de l’étage, elle éprouva encore plus l’envie irrésistible de descendre, car elle entendait le bruit de la cafetière et du bacon rissolant dans la poêle. Elle dévala les escaliers. Sur son passage elle frôla avec ses doigts une plante verte qui se trouvait là. Elle avait l’habitude de le faire. Lorsqu’elle entra dans la cuisine, elle se retrouva nez à nez avec le dos de M. Cain. Sa carrure impressionnante occupait toute largeur de la table. Il portait une chemise à manches courtes enserrée dans une cravate rouge. Un tatouage de marines s’exhibait fièrement sur son bras gauche tandis qu’une montre en or brillait fièrement sur son poignet droit.
Elle s’approcha de lui en douceur, posa ses mains sur le dossier de la chaise et glissa un baiser timide et tendre sur sa joue.

— Hello, papa chéri… dit-elle en souriant de toutes ses dents.
— Bonjour Cassie, lui répondit son père, qui n’avait pas quitté son journal des yeux.

En attrapant sa tasse de café, il lui adressa un « Tu as bien dormi ? » auquel elle répliqua d'un signe de tête approbateur, ensuite il se pencha sur le côté pour mieux monter le son de la petite radio, sur laquelle passait les infos matinales. Au bout de la table, Mrs Woosan-Cain préparait le petit déjeuner. Elle était coiffée d’un chignon bien serré et était habillé d’un pantalon large, d’une chemise blanche à revers par-dessus lesquels elle avait ceinturée son tablier de cuisine avec des motifs de chatons. « Notre cadeau de noël » se surprit à penser Cassandra, tandis qu'elle l'observait cuisiner le bacon et les oeufs, qui rissolaient ensemble dans la poêle.

— Jeune fille, à table. Manges, lui ordonna sa mère.

Elle répondit avec un nouveau hochement de la tête. Elle tira le dossier d’une chaise et s’installa confortablement sur le coussin, qui était encore chaud – sans doute était-ce la place qu’occupait sa mère. Sur la table brillait la porcelaine du service à thé, autour duquel étaient disposé des viennoiseries, des fruits exotiques et des œufs durs qui avaient été délicatement épluchés.
Elle attrapa du pain de mie entre ses doigts et le fourra dans sa bouche. Une cruche de lait frais était posée sur sa droite. Elle empoigna la hanse d’un bol pour mieux y verser le breuvage. Assoiffée, elle en bu une gorgée généreuse. Gourmande, elle essuya la crème sur le coin de ses lèvres et lécha son doigt.

Mrs Woosan-Cain vint servir son mari d'abord, puis sa fille, enfin son assiette. Elle posa la poêle et s'installa sur la chaise en face de Cassandra, tandis que son mari siégeait seul au bout de la table.

C'était une journée ensoleillée. Une matinée comme les autres. Une journée parfaite.