La migraine l’avait pris sans prévenir, blanche et douloureuse. Jason se souvenait à peine s’être écroulé sur le sol du deux pièces miteux qu’il louait une misère (et au noir, bien entendu). Le parquet de mauvaise qualité lui avait envoyé des effluves de bois alors qu’il gisait, comme mort, les bras en croix. Cela lui rappela des souvenirs dont l’homme ne savait jamais quelle était la part de fiction et celle de vérité. Son estomac se tordait : bois de cercueil, odeur d’antiseptique, les larves dans sa bouche, les vers grouillant ses yeux, l’étouffant, oh l’étouffant alors qu’il était déjà mort !
Il se tordit en un spasme douloureux, essayant de se souvenir que non, sa tête ne reposait pas sur un satin quelconque et qu’il ne se trouvait pas six pieds sous terres. La nausée devint vomissement, l’homme eut à peine le temps de se traîner jusqu’à la salle de bain. Après cela, le marteau à ses tempes sembla se calmer un peu.
De nouveau recroquevillé au sol, cette fois ci le carrelage froid, Jason ferma les yeux et porta les mains à ses oreilles. Il se coupa de tout bruit extérieur, se concentrant sur sa respiration et le bruit du sang bourdonnant à ses tempes. Vivant, rien de plus. Ainsi prostré, l’homme sombra dans un demi sommeil.
Il émergea un peu moins migraineux, frissonnant de froid. Son miroir lui renvoya un reflet au teint verdâtre, les joues ombrées par un fantôme de barbe. Une tête à faire peur, pas vrai ? Un ricanement, le sien, pareil à l’aboiement rauque d’un vieux chien. Bon sang… Il arrivait qu’un simple malaise que cela soit du au froid ou à une fatigue trop grande, fasse naître en lui ces crises d’angoisse, Jason n’avait pas encore réussi à y trouver une parade. Quelque part dans sa tête, le puit de Lazare attendait, béant et infernal, comme pour rire et insulter son mental brisé. Il ne se considérait pas comme fou, non cela il le refusait. Est-on fou d’un trop plein de haine et de colère ?
Brusquement l’endroit lui parut plus petit, le moindre bruit –les voisins, ceux de la rue non loin, sa propre respiration- prenait une proportion grandissante. Il cru s’évanouir à nouveau et se passa la tête à l’eau froide –de toute manière il n’avait pas d’argent pour l’eau chaude-.
C’était Jason Todd qui avait peur ainsi, et tremblait comme prêt à mourir à nouveau, Jason Todd qui se montrait ainsi maladif, sûrement en raison d’un coup de froid attrapé alors que Red Hood patrouillait. Hood, un casque, un simple casque, et Jason devait résister à l’envie de le mettre, de partir. Sous cette protection, il se sentait tout puissant. Tout puissant et vengeur, mais même une tête de lard comme lui se rendait compte qu’il n’était pas en état de se battre. Pas aujourd’hui, pas maintenant. S’il devait sortir –et bon dieu il le devait sinon il le jurait, ces murs allaient l’écraser !- ce serait Jason Todd, pas Red Hood.

Il avança le bras –et ses mains tremblaient pareilles à celles d’un enfant, mais qui s’en souciait- et se saisit de sa veste. La porte claqua, il n’était plus là. Dans ses yeux encore, des brumes de terreur, et pas même un putain de masque pour les cacher.
Qu’est-ce qu’il foutait là ? La belle question, il cherchait à échapper à une ombre : la sienne.

L’homme marcha un long moment au hasard jusqu’à ce que l’endroit devienne soudain bien plus familier : Gotham Rivers. Gamin, il se rappelait avoir joué pieds nus dans ce coin lorsque sa mère –belle mère- ne voulait pas de lui à la maison pour l’après midi. Lorsque des gens devaient venir parce que son père leur devait du fric par exemple.
Ca remontait à tellement loi tout ça, comme si cette enfance n’était pas la sienne et sortait d’un mauvais livre jeunesse…
Le sourire de sa mère –belle mère !- lui maquait. C’était sympa de s’en rappeler parfois, ça occupait l’esprit…

Odeur de fumée, d’essence et d’incendie. Cela pouvait très bien sortir de son imagination, mais Gotham était la ville de tous les vices et Jason, l’un de ses démons. Il savait très bien qu’ici des gens mouraient et que lorsque c’était dans leur lit, le plus souvent c’était égorgés. La douceur, dans un lieu comme ici ? Ouais tu parles, ils étaient juste des putains d’ombres, tous, point barre.

Il n’était pas Red Hood, pas aujourd’hui, pas maintenant. Là, Jason était juste faible …
Si meurtre il y avait, il le laissait à la police. Dans le pire des cas, il enquêterait lui-même après quelques nuits et ferait son propre incendie : œil pour œil, dent pour dent.
En attendant, il errait à travers les ruelles, véritable âme en peine pour ces lieux nauséabonds. Une Harley était garée un peu plus loin, l’homme s’en approcha pour évaluer la bête. Jolie chose, s’il l’avait trouvé gamin il aurait essayé d’en voler les roues. Il ricana, se traitant de pauvre con en silence.
Une silhouette apparue soudain dans l’impasse, odeur de cendre et de chair brûlée, ça accrochait la peau, ça accrochait le cuir. Impassible, Jason se redressa : quoi que l’on fasse on se retrouvait toujours sur le chemin du crime, pas vrai ?

« Belle bécane… »

Des yeux brûlants, brillants. Lui, il ne cillait pas, immobile, presque mort encore une fois, et la nuit était en ses gestes, et la nuit était en sa voix. Fragments de rêves qui le hantent, et il ne savait pas, non il ne savait pas… Incendie dans le corps de la femme –désir ?- odeur de mort, odeur de tristesse aussi. Peut être…
Il leva la tête, soudai pareil à un loup prêt à hurler sa peine. Fumée, obscurité, pas d’étoiles, pas de soleil, jamais. L’odeur de la cigarette lui semblait parvenir d’un autre monde, il repensa à un enfant sensé être un justicier, qui fumait lui aussi. Un enfant mort qui portait son nom, son visage, et dont il ne parvenait à oublier l’ombre ou la voix.

« Me perdre ? Ouais, peut être….. » Un haussement d’épaules, il y avait quelque chose dans son regard, quelque chose sans nom, sans raison. « En fait je crois que je le suis depuis longtemps, perdu. »

Et que dire de plus ? Qui de son corps ou de son esprit était le plus las, il ne savait pas. La femme s’était avancée, belle, tentatrice, et oui bien sûr que oui il aurait pu avoir du désir pour elle, poussé par son malaise, par l’adrénaline, l’incongruité de la rencontre, mais il avait d’autres souvenirs aussi.
Des cheveux noirs, des yeux noirs, bien plus noirs que verts, pas comme Stella, l’ombre de Talia était là, dans chacune des séductions qu’il pouvait voir en les femmes. Ce n’était pas de l’amour, juste une blessure bien pire, celle d’un gosse, d’un homme, qui avait essayé de trouver chez la jeune femme, de quoi apaiser sa haine. Une haine que Talia avait nourri, le conduisant dans son chemin de violence et de vengeance avec la fermeté d’une mère, la douceur d’une maîtresse. Le goût de ses lèvres, Jason ne s’en souvenait plus, ses souvenirs allaient et venaient, amers, évanescents, rien ne les retenait, pareils à la fumée émanant du puit de Lazare.
Il ferma les yeux un instant, à peine quelques secondes. S’il fallait se battre, il le ferait : son corps avait appris assez de mécanismes pour pouvoir réagir à l’instinct lorsque l’esprit ne pouvait suivre.
Bon à rien…

Mains dans les poches, Jason regarda Stella, et alors seulement, sembla enfin véritablement la voir. Il ne l’avait jamais croisé, que cela soit en Robin –blessure qui se rouvre-, en civil, ou bien en Red Hood.
Une inconnue, juste une inconnue puant la mort.

Il y avait quelque chose d’infiniment triste dans cette impasse, dans cette rencontre. Homme, enfant, Jason finit par tourner les talons, prêt à retourner à ses ombres. Aujourd’hui, les seuls adversaires qu’il aurait seraient ses propres fantômes, rien de plus.
Trop de haine, pas assez de vie.

Une explosion, comme un bout de monde qui s’écroule. Il se figea un instant, comme à cheval entre deux mondes, incapable de retrouver une place, une certaine tangibilité. Où était-il, qui était-il ? L’homme secoua la tête, comme pour se débarrasser enfin d’un manteau d’ombre et d’orgueil.
Le commentaire de Stella ne lui avait pas échappé, il avait été formé pour ça non ? Entendre, écouter, comprendre, analyser…
Même s’il n’était qu’une erreur, un déchet. Cruauté dans la voix, cruauté dans les yeux –Il avait tourné la tête oui, comme par automatisme, il la regardait. Elle n’était pas Talia, elle ne le serait jamais, pourquoi la cherchait-il, pourquoi le fantôme d’une femme qu’il n’aimait pas et qui ne l’aimait pas venait le hanter en cet instant ? Parce qu’il n’avait personne d’autre - et quelque chose que Jason ne goûtait que trop aussi : vengeance ?

« Ca en valait vraiment la peine ? »

Il ne savait pas pourquoi il avait dit ça, ce n’était pas ses mots, pas vraiment. Jason ne questionnait pas, il était violence et courroux et la vengeance lui servait de battement de cœur, alors pourquoi ? Tout cela était par trop risible, il y avait des sirènes de police au loin, lancinantes, énervantes…
La police…. Depuis quand faisait-elle quelque chose de bien ? Il pensa rire, n’y réussit pas. L’inconnue lui offrit alors deux choses : un cigare et un nom. Dans la ville de tous les vices, un nom n’est rien d’autre qu’un pseudonyme, alors Jason accepta celui de Stella. Il accepta le cigare aussi, laissant la jeune femme les allumer et, en contrepartie, sortit une flaque de whisky de sa veste.

Boire, fumer, ouais il était un putain de mauvais garçon.

L’Etoile Noire, il connaissait. Des affaires de drogues surtout, c’était du moins de cela dont il se rappelait. Un jour elle pourrait trouver Red Hood sur son chemin, un jour ils pourraient s’affronter.
Son nom il ne le lui donna pas, parfois il lui semblait l’oublier lui-même. Pas d’importance.

« Il y a jamais eu d’étoiles dans cette ville, pourtant … pour ça qu’elle est si laide. »

Cela le frappa en plein vol et c’était idiot, pas vrai ? Une phrase, une simple putain de phrase, du genre qui fait pas beaucoup sens mais c’est pas ça l’important. C’est pas ça… Il la connaissait pas, il l’avait jamais vu, et peut être que Jason avait perdu l’habitude d’être sans masque tout simplement, pour être troublé à cause de cette femme, ouais peut être. Qu’avait-elle lu sur son visage pour dire ça, qu’est-ce qu’il n’avait donc su cacher, hein ?
De logues années, avec l’aide de Talia, il s’était entraîné pour devenir un monstre, un guerrier, parcourant le monde de son ombre, perdant un peu plus chaque jour le peu qu’il lui restait d’identité. Petit prince de brume et de regrets devenu soldat de colère, l’enfant avait laissé place à ce brouillon d’adulte, et adulte c’était comme cela qu’on le voyait désormais ; L’inhumain, le chien enragé, le déchet de Gotham… Un chemin qu’il avait accepté de prendre, et des regrets apparaissaient parfois lorsqu’il se souvenait de ce qu’un jour il avait cru sien, mais cela disparaissait bien vite. Trop vite…

Stella, avec ses yeux remplis de bouts d’horizon, de bouts de nuit, avait vu ce que tous oubliaient : le gamin dans l’ombre de Jason. Un gamin tout sourire, tout tristesse, quelque chose entre mort et souvenir qui s’accrochait aux pas de l’homme et ne le lâchait pas, jamais. Il était son ombre, son passé, il était lui et ce qu’il n’avait jamais été. Oh petit enfant des sombres rues, éloigne toi, et comme ça avec tes yeux perdus tu m’oublieras, tu t’oublieras toi. Doggy-Boy ? Oh vraiment, alors il ne restait plus que cela : l’enfant, le chien ?

« Reste sans gosses, ça vaut mieux. Les enfants ils ont pas besoin d’une mère comme toi, le dos voûté et les épaules baissées. Vous, les mères, les pères… vous qui vous appelez parents, vous n’êtes rien d’autre que des traîtres. »

Il y avait de la haine dans sa voix, entre homme et enfant, et trop de blessures ouvertes qui saignaient à nouveau. Jason n’avait jamais su comment cicatriser, trop marqué, trop éparpillé au vent de ses ténèbres et de sa folie.
Un instant, il sembla faire corps avec la semi pénombre de la ruelle, golem aux pieds d’argiles de cette ville Leviathan.
Un secret dans les yeux, Jason fit disparaître les derniers lambeaux d’obscurité. Dans sa tête, le Puit avait cessé de hurler, il se tenait droit à présent, soldat, chien de guerre, peur démasquée.
Cette ville avait de nombreuses malédiction et, loi d’être un enfant, loin d’être un chiot, Jason Todd n’était que la personnification de l’une d’entre elle. Son enfance était morte, disparue, explosée peut-être depuis bien longtemps encore avant la bombe du Joker, il ne s’en était juste pas rendu compte. La récupérer ne servirait à rien : avancer, il voulait avancer.