Manoir Wayne, une semaine plus tôt.

Rachel Dawes se força pour s’extraire de l’imposant et ô confortable lit qu’elle occupait au manoir, car avant tout, avant même de se mettre en route pour une nouvelle journée de travail au Palais, elle devait mettre certaines choses au clair. Elle devait être sûre.
D’une démarche mal assurée elle s’enferma dans la salle de bains, craignant d’être surprise en fâcheuse posture, et sortit le test de grossesse de son emballage. Cela faisait des semaines qu’elle ne se sentait pas très bien, qu’elle était souvent prise de nausées le matin, et qu’elle éprouvait une plus grande fatigue, mais ça pouvait être pour tellement d’autres raisons… Sauf qu’en réfléchissant à la dernière fois où elle avait eu ses règles, elle fut incapable de répondre… Elle était assise sur le rebord de la baignoire, les secondes passant à une vitesse horriblement lente. Ses mains se mirent à trembler lorsqu’elle vit le résultat s’afficher… Positif.

Une foule de pensées et de sentiments se bousculèrent dans son esprit à l’annonce du résultat. Un petit être était en train de grandir en elle… Son enfant, et celui de Bruce Wayne… Elle se demanda si elle était prête à devenir une mère, car après tout elle était encore jeune, et un enfant n’était pas prévu dans son plan de carrière. Est-ce qu’elle saurait s’en occuper ? Est-ce qu’elle saurait l’aimer ? Mais d’un autre côté, elle n’aurait pas pu l’avoir dans de meilleures circonstances. L’homme qu’elle aimait en était le père, il était riche, et elle était certaine qu’Alfred saurait l’épauler dans cette nouvelle aventure qui s’offrait à elle. Des larmes se mirent à rouler lentement le long de ses joues pâles lorsqu’elle s’imagina ce petit bout d’homme, dernier héritier de la famille Wayne, dormant dans son berceau, ou courant dans les immenses couloirs du manoir. Rien ne la choquait, rien ne l’étonnait dans ces visions, bien au contraire. La venue de cet enfant permettrait enfin à leur couple de se rapprocher, de se souder après les terribles évènements de ces dernières semaines qui les avaient fortement éloignés l’un de l’autre. Plusieurs semaines qu’elle avait à peine parlé avec Bruce, qu’elle n’avait pas dormi avec lui, que… Peut-être que cet enfant allait lui faire délaisser un peu le masque, au profit des autres justiciers qui veillaient sur la ville…

Elle s’essuya les yeux du revers de la main et se prépara rapidement, avant d’aller rejoindre Alfred dans la cuisine du manoir. Bon sang, si il y a une semaine encore, on lui dirait qu’un jour elle s’apprêtait à prononcer les mots qu’elle allait dire à Alfred, elle se serait bien moquée de lui. Et pourtant c’était la réalité. Elle vit le majordome calmement occupé en cuisine, la radio diffusant du vieux jazz, et elle s’approcha de lui d’une démarche hésitante. Elle hésita, voulant tourner les talons plusieurs fois, avant d’avoir le courage de murmurer.

Alfred… Je… je dois vous avouer quelque chose…

Un grand sourire naquit sur ses lèvres, chassant la fatigue de ces derniers jours, l’angoisse et les rancoeurs accumulés depuis l’annonce de la mort de Sharp. Une lueur d’espoir brillait dans l’obscurité régnante.

Je… je crois que le manoir va abriter une nouvelle génération de Wayne d’ici quelques mois…

Elle leva timidement les yeux vers le respectable majordome, alors que des larmes se remettaient à couler. Elle avait besoin qu’il la réconforte et qu’il la rassure, car ça allait être l’aventure la plus épuisante, mais peut-être aussi la plus merveilleuse sa vie, et de celle de Bruce.

Rachel sourit en entendant les mots prononcés par Alfred, en même temps qu'une certaine tristesse mêlée de lassitude. Cela faisait des jours, voire des semaines qu'Alfred et elle étaient quasiment seuls tous les soirs, et dînaient en tête à tête. Sa compagnie n'était certes pas désagréable, mais il n'était pas l'homme qu'elle aimait, et la personne avec qui elle avait envie de passer le plus de temps.

Je n'allais pas vous abandonner Alfred... Il faut bien que quelqu'un vous aide à tenir la barre...

Les filles étaient de moins en moins présentes, les garçons encore moins... Chacun prenait son indépendance, et elle jugeait que c'était une bonne chose, mais elle se sentait de plus en plus étrangère dans cette immense bâtisse dormante. Seules quelques pièces étaient occupées et habitées, le reste prenaient l'aspect et l'odeur des chambres mortes, que la vie avait quittées. Et elle avait peur de finir comme ça elle aussi, un meuble vieilli qu'on ne regarde plus. Enfin... jusqu'à tout récemment. Elle espérait vraiment que le petit être qu'elle portait allait redonner vie à ces lieux, y mettre un joyeux bazar... et surtout rapprocher ses deux parents.

Lorsqu'elle l'annonça à Alfred, elle guetta sa réaction avec appréhension et inquiétude. Parce qu'Alfred était un des seuls dépositaires du secret, et un de ses garants attitrés. Et aussi parce qu'il était la personne qui connaissait le mieux Bruce. Alfred aussi allait avoir un rôle prépondérant dans la vie du futur Wayne. Elle sursauta lorsque son couteau chuta, et elle s'avança pour le ramasser, et l'empêcher de blesser quelqu'un en tombant. En se relevant, elle remarqua qu'Alfred s'était mis à trembler. Son coeur se serra à l'idée que son seul soutient, le seul allié qu'elle pensait avoir envers et contre tout était contre elle, lui aussi. Pas Alfred...

Elle respecta son silence, bien consciente de l'énormité de ce qu'elle venait de lui annoncer. Et elle savait bien, du fait des occupations nocturnes du maître des lieux, que ça n'allait pas être des embrassades et des confettis à la minute. Sauf que son mutisme l'effrayait et l'inquiétait, au moment où elle aurait juste aimé du soutient et du réconfort.

Non... il ne sait rien pour l'instant... Je viens juste de faire le test...J'irai en faire d'autres pour être sûre demain...

Elle posa doucement sa main sur l'épaule du majordome.

Alfred... Je n'ai rien prévu, et ce n'est pas une sorte de piège que je lui ai tendu... Je suis morte de peur... Et... j'ai besoin de vous... Pour gérer tout ça... Vous pensez qu'il m'en voudra? Qu'il va me demander de... Je vous en supplie Alfred... ne m'abandonnez pas vous non plus... J'ai trop besoin d'un allié en ce moment...

Elle leva ses yeux plein d'inquiétude vers lui. Elle appréhendait son jugement, qu'il la traîte d'irresponsable, de profiteuse, d'avoir voulu faire cet enfant pour avoir un revenu Wayne assuré, ou de mille autres choses encore. Elle était si fragile en ce moment qu'elle ne supporterait pas l'abandon de celui sur qui elle avait pu toujours compter.

Alfred était, de toutes les personnes au monde, celle qui avait la plus grande capacité d'écoute qu'elle connaisse. Il pouvait tout entendre, tout écouter, et donner des conseils aussi précieux que judicieux, sans jamais juger et critiquer. Son expérience de la vie, et sa sagesse étaient des alliés précieux pour le jeune couple qu'elle formait avec Bruce Wayne. Et c'était aussi un membre de sa famille, un peu comme son grand père, où un oncle dont elle aurait été très proche. Evidemment, c'est lui qui avait eu la primeur de l'heureuse nouvelle, car il connaissait Bruce mieux que quiconque, encore mieux que lui-même.

Elle avait écouté le début de sa tirade avec appréhension, attendant de voir comment lui réagirait à l'annonce de la nouvelle, et surtout comment Bruce allait le faire. Et ce qu'il dit ne la mit pas vraiment en confiance. Loin de là. Alfred sembla s'appliquer à montrer tous les points négatifs de la personnalité de l'héritier Wayne, accent sur ses aspects les plus sombres et les plus torturés. Pourquoi faisait-il ça? Voulait-il qu'elle change d'avis? Qu'elle avorte? Qu'elle fuie? Sa gorge se noua à l'annonce de la liste du pire. Sauf... sauf qu'Alfred était aussi très doué avec les mots. Un seul, qui ôta tous ses doutes et toutes ses craintes. Elle respirait à nouveau lorsqu'il lui jura que tout allait bien se passer, que Bruce Wayne était peut-être la personne la plus humaine en même temps que la plus sombre et torturée.

Elle poussa un soupir de soulagement tout en serrant le majordome dans ses bras, un sourire radieux aux lèvres. Enfin, maintenant, elle était sûre d'avoir un allié. Soulagée et enfin sereine, elle déposa un baiser sonore sur la joue du vieux majordome, puis fila au palais.

Deux semaines plus tard

Corrigan, le nouveau superviseur de la fameuse brigade anti-corruption, venait de lui passer un coup de fil. Il souhaitait qu'elle se rende aux douanes, pour faire libérer le collègue de Lulla, un certain Ethan Carter. Lui et elle avaient eu le don d'énerver Sharp, ce qui leur avait valu leur suspension de la police. Et elle était plus que ravie d'avoir le pouvoir de le sortir de là, surtout que le dossier sentait le coup monté à dix kilomètres. Elle passa donc par son bureau, pour y récupérer le dossier, le potassa pendant un quart d'heure histoire d'être sûre de son coup, avant de faire face aux gardiens des douanes, réputés peu commodes.

Une demi-heure plus tard, après avoir lutté pour traverser la ville sous la pluie, elle présenta son badge à l'officier qui contrôlait l'accès, puis gara sa berline près de l'austère bâtiment qui centralisait les forces des douanes. Elle attrapa son dossier, courut pour pénétrer dans le bâtiment le plus vite possible, et demanda à parler au chef de section. Pendant qu'on la faisait attendre, elle ne pouvait s'empêcher de frissonner, mise mal à l'aise par l'atmosphère des lieux, glaciale et austère, renforcée encore par le peu de lumière qui filtrait des vitres blindées. Et elle n'aimait pas trop la mine de ces types, l'air sombre, armés comme des chars d'assaut.

Enfin on la reçut, elle tenta de sourire et se montrer courtoise. Après tout, diplomatie est une clef reine. Elle se présenta, montra son dossier, fit glisser la demande de libération, dûment remplie, signée et contre signée, et espéra que les reste des formalités se passeraient sans accroc.

Bonjour général. Je me présente, Rachel Dawes, assistante du procureur. Je suis ici pour vous demander de libérer un de vos détenus, Ethan Carter. Il s'avère que les preuves que Quincey Sharp et ses hommes ont réunies autour de lui ne sont que de faux documents, destinés à éloigner un policier qui le gênait. C'est pour ça que je suis venue aujourd'hui pour vous demander de le relâcher, car toutes les charges qui pesaient contre lui ont été abandonnées.

Après une heure de palabres, de négociations et d'étude du dossier, on fit enfin remonter Ethan Carter, presque libre; Paperasseries, effets personnels rendus. Elle l'accueillit avec une poignée de main franche et un sourire chaleureux.

Voilà monsieur Carter. Je suis désolée que toute cette affaire se soit passée de la sorte mais maintenant vous êtes libre, lavé de toute accusation, et réintégré dans vos fonctions. Votre insigne et votre arme vous attendent au GCPD, vous pourrez reprendre le service dès demain. Je suis heureuse de vous avoir sorti de là! Bon courage pour la suite, la bataille est encore loin d'être gagnée. A bientôt monsieur Carter.

Elle lui serra à nouveau la main, puis organisa son rapatriement à son domicile. Elle de son côté prit congé des douaniers, et regagna sa voiture. L'eau continuait à tomber à verse, et elle courut pour s'engouffrer dans sa berline et commencer à s'éloigner des douanes en direction de Gotham city.

Elle était retournée dans sa voiture avec le sentiment du devoir accompli, d'avoir fait quelque chose de juste, de bien, rectifier l'ordre des choses. Apporter sa pierre, même toute petite, à l'édifice. Son esprit était déjà en train de voler vers les autres dossiers qu'elle avait à traiter, aux audiences auxquelles elle devait se rendre...le travail ne manquait pas depuis la chute de Sharp, et c'était une question de temps avant que le procureur ne tombe à son tour. En attendant, elle était seule à gérer la barque, heureusement aidée par une myriade d'assistants et de juristes. Elle actionna le bip de ses clefs, et s'installa au volant. Heureusement, le trafic s'était fluidifié, et elle roulait à bonne allure sur la voie rapide. Par réflexe, elle leva les yeux vers le rétroviseur au-dessus du pare-brise, et étouffa un hurlement de terreur lorsqu'elle découvrit avec horreur le faciès grimaçant et horrible du Joker sur la plage arrière. Son cerveau peina à accepter la réalité de ce que ses yeux étaient en train de lui montrer. Comment est-ce qu'il était arrivé là? Qu'est-ce qu'il lui voulait?

Le Joker. S'il y avait bien un psychopathe qu'elle craignait par-dessus tous les autres,c'était bien lui. Il était un monstre, le genre de personnes que les parents citent en guise de menace pour faire peur aux enfants, et les obliger à faire ce qu'ils voulaient. Il était celui que les gens qui rentraient tard de boite ou de soirée craignaient de rencontrer. Depuis toutes ses années au Palais, et de tous les criminels dont elle s'était occupée, il était le seul qu'elle ait craint. Il était imprévisible, une vraie bombe à retardement. Un rien pouvait le mettre en joie, tout comme un rien pouvait faire qu'il vous descende froidement. Le plus dangereux parce qu'il n'avait pas le fonctionnement normal, qu'on ne pouvait rien prévoir, rien anticiper. Et qu'une vie humaine importait aussi peu que son premier rouge à lèvres. Et là il était dans sa voiture, SA voiture, à moins d'un mètre d'elle. Et bon sang qu'il était horrible de près, encore plus que ce qu'elle ne pouvait l'imaginer.

Mais alors même que son coeur arrêta de battre dans sa poitrine, elle distingua l'éclat d'un objet métallique dans sa main. Puis, le noir.

Ses paupières papillonnèrent quelques instants, mais au moment d'ouvrir les paupières, elle dut se retenir de hurler lorsqu'elle sentit une douleur horrible lui vriller la tempe. Comme si une armée en marche circulait dans sa boîte crânienne. Qu'est-ce qu'elle faisait là? Pourquoi est-ce qu'elle avait aussi mal? Puis tout lui revint, avec la violence d'une gifle en plein visage. L'agression, la voiture, et la douleur. Oh non, depuis quand était-elle là? Elle sursauta mais une nouvelle douleur, provenant de ses poignets cette fois, lui fit enfin ouvrir les yeux. Comme si on était en train de lui arracher la peau. A travers ses paupières mi-closes elle contempla ce qui l'entourait, pour se rendre compte du lieu dans lequel elle se trouvait. Et ce qui la blessait. Ses mains étaient liées à une sorte de chaise, mais un dispositif était installée pour lui cisailler les poignets si elle bougeait. Trop tard... elle voyait déjà de minces rubans rouges se lacer autour de ses poignets. Du calme... du calme... Elle vit alors Joker de dos, qui tenait dans ses mains son téléphone portable. Et il appelait Bruce. Mais pourquoi? Quel était le but de ce taré sadique?

Néanmoins, le voir appeler Bruce la rassura... le Joker pensait appeler Bruce Wayne, mais en même temps il prévenait simplement son ennemi juré. Batman. Il allait venir, il allait la sauver, et tout irait bien. Mais son optimiste se fana aussi vite qu'une fleur sans eau quand Alfred décrocha. Et quand la communication fut coupée, elle sut qu'elle était toute seule...

Elle frissonna d’angoisse et d’épouvante en entendant le rire hystérique du Joker alors qu’il était en ligne avec Alfred. Comme le bruit que font des ongles sur un tableau noir, qui irrite, qui énerve, qui rend fou. Elle entendit ses demandes faites à Wayne, mais pourtant le message lui donna une information importante : le lieu où elle se trouvait. Qui disait entrepôts disait forcément les docks. Bon. Elle tenta de resituer mentalement le bâtiment alors qu’elle continuait d’écouter ce que disait le peinturluré mégalo. Fou, complètement fou, et complètement imprévisible. Elle le vit pourtant s’approcher d’elle en lui tendant le téléphone, et couper la communication avec un sourire sadique avant même qu’elle n’ouvre les lèvres. Elle lui décrocha un regard assassin en serrant les dents, tout en essayant de bouger le moins possible. Chaque mouvement entaillait un peu plus ses poignets. Chaque mouvement la rapprochait un peu plus du moment où elle serait trop faible pour pouvoir lutter. Et là elle aurait besoin de toutes ses forces.

Sauf que son sang se glaça dans les veines lorsqu’il exposa la suite des festivités. Le fait de constater avec horreur qu’elle n’était pas seulement un otage, un moyen de pression… mais aussi un jouet. L’occasion d’amuser ce bouffon ridicule, dans un lieu où personne ne pourrait l’entendre crier. Elle le vit attraper sa main, qu’elle ne pouvait pas lui retirer. Pourquoi elle, pourquoi maintenant ? Pourquoi, au moment où tout allait enfin bien ? Comme si… elle n’aurait jamais droit à un moment de calme et de paix…de bonheur, tout simplement. Et elle pensa au petit être qui grandissait en elle. Pourvu qu’elle s’en sorte, qu’ils s’en sortent tous les deux… Sa grossesse n’était pas prévue, et pourtant sa vie avait pris un tournant nouveau depuis qu’elle avait appris qu’elle portait l’enfant de Bruce Wayne. Le fait qu’elle puisse le perde, qu’il lui arrive quelque chose était insupportable.

Elle le vit saisir sa pince, et saisir son ongle entre les deux mâchoires de fer. Elle le vit tirer. Elle s’entendit hurler alors que la douleur remontait le long de son bras, qui s’était replié par réflexe, égratignant plus profondément son poignet. Non, il fallait qu'elle tienne, il fallait qu’elle soit forte. Ne pas le provoquer, ne pas l’énerver pour ne pas se faire achever brutalement.
Nouvel ongle, et nouveau hurlement déchirant entremêlé de sanglots. Dépêche-toi Bruce… dépêche toi !

Les minutes s’enchaînèrent, longues et douloureuses, chaque seconde était un vrai cauchemar. Déjà quatre ongles, et à chaque fois une explosion de douleur qui lui parcourait tout le corps, et à chaque fois, son dispositif machiavélique qui lui déchirait les poignets. Elle sentait le liquide chaud et visqueux enrober paumes et goutter sur le sol de béton sale.

Puis, après s’être bien amusé, le Joker se planta face à elle et l’obligea à le regarder. Il était horrible, le visage couturé de cicatrices et brûlé par les produits chimiques. Une vision d’horreur, un faciès qui lui donnait la nausée. Ce qui lui fit le plus froid dans le dos, c’était l’air extatique qu’il prenait en contemplant son visage crispé par la peur et la douleur, cette contemplation ébahie. Un fou, un taré, un malade. Qui ne semblait jouir que du spectacle de la douleur d’autrui. Il se mit ensuite à parler, de ce qui avait fait la chose qu’il était à cet instant. De sa femme enceinte. Une seconde, elle fut tentée de lui dire qu’elle aussi l’était, espérant peut-être attirer sa sympathie. Mais se ravisa vite en repensant à l’homme qu’elle avait en face d’elle. Qu’il pourrait trouver ça drôle de lui ouvrir le ventre et d’en sortir le futur rejeton Wayne.

Mais lorsqu’il planta son couteau dans sa cuisse, elle comprit qu’il était trop tard pour attendre un quelconque secours providentiel. Que si elle tenait à sa vie, elle devrait se débrouiller seule. Elle laissa échapper un hurlement violent, et pendant quelques secondes garda la tête baissée et le souffle court, concentrée sur son souffle, concentrée sur sa douleur. Attendre qu’elle passe, qu’elle devienne supportable. Rapidement, elle passa en revue l’endroit où elle se trouvait, les objets qui l’entouraient, et la manière dont elle pourrait s’en servir pour se tirer d’ici. Elle vit le Joker s’approcher à nouveau d’elle, et décida de saisir sa chance. Elle ne se laisserait pas être une poupée de chair entre ses mains expertes en carnage. Elle allait lutter, même au péril de sa vie, mais il ne gagnerait pas. Elle tenta de calmer les tremblements de froid et surtout de peur qui la secouaient depuis une éternité. Elle ralentit son souffle, alors que ses mains attrapèrent les accoudoirs de la chaise sur laquelle elle était attachée, luttant pour s’assurer une prise malgré le sang qui les rendait gluants. Son sang. Il était temps de mettre en pratique ce qu’on lui avait appris. Ce que Bruce lui avait appris.

Ses pieds bien à plat, elle poussa violemment sur ses cuisses pour faire un salto avant, atterrissant lourdement sur le Joker, tout en brisant la chaise, qui céda sous son assaut violent. Elle faillit pleurer de joie lorsqu’elle vit que le Joker restait étendu sur le sol, sans doute inconscient. Il existe quand même une sorte de dieu dans cet univers ! Elle attrapa le couteau qu’il tenait en main pour couper ses liens et ôter le dispositif qui lacérait ses poignets, déchira le tablier du clown pour s’en bander les mains et se garroter la cuisse, au-dessus du scalpel qui, par chance, était resté toujours en place. Vite, avant qu’il se réveille !

Avec une grimace de dégoût, elle fouilla dans sa poche pour attraper son portable, et mit à boitiller en direction de la sortie. Des larmes de soulagement commençaient à rouler le long de ses joues alors qu’elle s’éloignait de son bourreau, mais la partie n’était pas gagnée. Il fallait qu’elle mette suffisamment de distance pour espérer être sauvée. Ses pieds nus se posèrent enfin sur le macadam mouillé des docks, et elle parcourut quelques centaines de mètres pour trouver un abri, même précaire, le temps que quelqu’un lui vienne en aide. Elle avait perdu beaucoup de sang et ne pourrait pas regagner Gotham par ses propres moyens. Elle lutta pour se cacher au milieu de vieux containers rouillés, et appela le lieutenant Corrigan. Lui seul pourrait envoyer une équipe assez rapidement pour la sortir de là. Elle ordonna à son portable de le contacter, grâce à la commande vocale, et ses pleurs faillirent redoubler lorsqu’elle l’entendit décrocher. Elle se laissa lentement glisser le long d’une paroi en métal, ses jambes ne la supportant plus.

Corrigan… c’est Rachel. Je viens de m’échapper du Joker, je suis aux entrepôts Loeb…venez…je…

Son portable retomba dans une flaque d’eau de pluie.

Un couloir comme tant d’autres dans l’hôpital de Gotham. Des murs pâles, un éclairage au néon blafard, et un ballet incessant de personnel hospitalier, des médecins en blouse blanche, des infirmières en pyjama bleu ou vert, comme tant d’autres. L’une de ces figures en blouse blanche s’approcha de l’homme qui était assis depuis de longues heures sur les sièges inconfortables de la salle d’attente.

Monsieur Wayne ? Je suis le docteur Banner. Je venais vous informer que mademoiselle Rachel Dawes est maintenant hors de danger… Elle a perdu beaucoup de sang, mais elle a été amenée ici à temps. Suivez-moi…

Après son coup de fil à Corrigan son corps avait déclaré forfait. Blessée par le premier coup porté par le prince des clowns et affaiblie minute après minute par le dispositif cruel du Joker qui la faisait se vider de son sang, elle avait néanmoins trouvé la force de lutter pour sa vie, et de réussir à se tirer de là. Seule. Heureusement, son coup de fil déclencha le départ d’une nuée de voitures de police, qui convergèrent sirènes hurlantes dans le quartier des docks, autour de l’entrepôt Loeb. Pourtant, la première chose que les forces de l’ordre trouvèrent ne furent pas l’assistante du procureur, mais le corps sans vie du prince des clowns, battu à mort. Quelques hommes reçurent l’ordre de rester près du corps pour procéder aux premiers éléments de l’enquête, tandis que le gros des troupes avait pour mission de retrouver Rachel Dawes. Pendant de longues minutes, ils sillonnèrent les alentours de l’entrepôt désaffecté, avant qu’un cri de joie ne s’élève d’entre les containers rouillés.

« Elle est là ! »

Son sauveteur eut le privilège de saisir son corps gracile et sanguinolent dans ses bras, pour la porter au pas de course vers l’ambulance qui avait accompagné le cortège. Elle ressemblait à une marionnette dont on aurait coupé les fils, pâle, les joues salies de poussière et d’éclaboussures de son propre sang. Heureusement, l’équipe réussit à la stabiliser, et les sirènes hurlèrent à plein poumons pour l’amener le plus vite possible à l’hôpital où on s’était occupée d’elle.

Le médecin parcourut quelques mètres, puis ouvrit la porte d’une chambre plongée dans la pénombre. Noyée au milieu d’un immense lit d’hôpital, et la peau se confondant avec la blancheur des draps se trouvait Rachel Dawes. Son corps abimé était relié à tout un appareillage complexe de machines destiné à la maintenir en vie et à suivre l’évolution de son état. Une poche de sang lui insufflait doucement celui qu’elle avait perdu sur le sol sale de l’entrepôt, et un « bip » régulier indiquait le rythme de ses battements de cœur. Le médecin, semblant déceler l’incompréhension et l’inquiétude chez l’homme présent à côté de lui, continua ses explications.

Elle n’a pas encore repris connaissance, mais nous avons bon espoir qu’elle se réveille une fois son corps reposé, et son niveau sanguin revenu à la normale… Et… elle est fidèle à sa réputation, c’est une battante. Une autre qu’elle n’y aurait pas survécu… Vous pouvez rester quelques minutes.

Il émit un sourire qui se voulait rassurant, puis recula d’un pas avant de pivoter pour sortir de la pièce. Pourtant, au moment de la quitter, il s’arrêta, et se retourna vers le milliardaire.

J’oubliais… l’enfant va bien. Elle aussi est déjà une dure à cuire. Oui, c’est une fille…

Il sourit puis quitta la pièce, qui ne fut bientôt animée que du bruit des machines autour d’elle.