"Où en est la situation ?"

"Les deux villes sont plus ou moins sous contrôle."

"Plus ou moins ?"

"Nous n'avons aucune nouvelle du Démon, mon... Maître Arkham. Le G.N.N. semble avoir été repris, les Tyger One sont en difficulté pour tenir les douanes et les Gardes Arkham essayent de lutter contre les différents mouvements de foule dans Gotham City."

"Des mouvements de foule ?"

"Euh... oui. Apparemment, certaines fanges de la population n'acceptent pas votre... euh... retour et vos projets..."

"Je vois. Disposez."

Le capitaine McKean, chargé de la gestion logistique des Gardes Arkham, fit une petite révérence devant son maître et se retira. Laissant seul dans son bureau le maire par intérim, encore plus haï et encore plus loin du peuple que jamais. Et il ne s'en rendait pas compte.

Quelques heures plus tôt, aux premières heures de la journée, il avait été sorti de la Batcave où son nouvel esclave l'avait laissé la veille. Sûr de lui, de ses plans et de ses projets, Quincy Sharp, qui se prenait toujours pour Amadeus Arkham, avait calmement attendu que ses troupes réussissent à le retrouver et à le ramener enfin en pleine lumière, auprès de ce peuple qui avait tant besoin de lui et qui l'acclamait.
Dans son esprit malade, il était encore persuadé d'être le seul sauveur des deux villes, et n'intégrait aucune information sur la révolte qui éclatait chez ceux, de plus en plus nombreux, qui ne supportaient plus son règne.

Quincy/Amadeus était calme, dans son grand fauteuil, entouré par les nouveaux objets déplacés quelques instants plus tôt de l'orphelinat pour qu'il se sente mieux ici. Des souvenirs issus de sa première vie : photographie de son ancienne famille, vieux tableaux, vieux meubles mais aussi les anciens appareils électriques qu'il avait utilisé sur Mad Dog quand il s'en était pris aux siens.
Quincy/Amadeus se sentait chez lui, mais il ne pouvait demeurer plus longtemps ici. Les villes avaient besoin - et il ne pouvait rester sourd à leur appel.

Calmement, il se leva et regarda à l'extérieur, par la fenêtre du bureau du maire de l'Hôtel de Ville, dans cette lueur sombre d'aube ; le temps était à l'orage, et la luminosité était minimale. Tout autour, une trentaine de Gardes Arkham le protégeaient et préparaient à la prochaine étape du Plan : annexer définitivement les deux cités en éliminant les éléments rebelles. Définitivement.

Des camps étaient déjà prévus dans Arkham City, et des chambres à gaz avaient été programmées pour le lendemain ; Quincy/Amadeus n'appréciait pas l'idéologie nazie mais appréciait, chez eux, leur efficacité. Lui qui avait toujours tenté de soigner avait perdu ses proches et sa réputation en ne voyant pas que certains éléments devaient être éradiqués. Mad Dog avait été l'exemple de sa faiblesse et de son échec ; ce serait le dernier.
Maintenant, Quincy/Amadeus ferait ce qui devait être fait, pour le plus grand nombre. Les deux villes seraient sauvées, et il serait enfin acclamé comme le génie qu'il était réellement. Enfin, on le verrait comme l'être d'exception qui n'arrivait qu'une fois par génération.

"Maître ? Nous avons un problème."

Le capitaine McKean était à nouveau dans la pièce : il ne l'avait pas entendu entrer, et il n'appréciait ni sa venue, ni son discours. Fronçant les sourcils, Quincy/Amadeus s'approcha et lança un regard noir à son subordonné, qui pianotait sur sa tablette pour lui montrer les plans de la sécurité du bâtiment.

"Certains gardes ne... répondent plus. Et... une bouche d'égout a été déplacée dans l'arrière-cour."

Il ne répondit pas... c'était Lui, il le savait. Mais c'était impossible.
Il l'avait vaincu. Il avait maté le Batman.
Le Batman était sa chose.

Il ne pouvait pas venir ici et s'introduire discrètement. Il aurait dû le rejoindre fièrement, pour terrifier la ville en s'associant à son sauveur. C'était le plan - c'était son plan.
Et le Batman ne pouvait pas en dévier.

Sur la tablette devant eux, les points lumineux supposés représenter les différents gardes à l'intérieur de l'Hôtel de Ville disparaissaient - les uns après les autres. Très rapidement, chaque lueur s'éteignait, dans un rythme terrifiant et suivant un chemin précis : celui menant au bureau du maire. Les lumières mêmes de la pièce s'éteignirent alors, les plongeant dans une quasi obscurité. Et Quincy/Amadeus ne comprenait toujours pas.

Le Batman avait été brisé, une nouvelle fois. Il l'avait forcé à arborer ses couleurs, à s'humilier avec ce costume - jamais Bruce Wayne ne l'aurait accepté, même pour un plan d'attaque. Il était trop fort, trop puissant, trop supérieur pour ça ; son égo était sa faiblesse, il l'avait bien prouvé en échouant face à Killer Croc. Son égocentrisme et son arrogance l'avaient déjà fait tomber, Quincy/Amadeus n'avait eu qu'à reprendre le même schéma pour réussir à nouveau.

Personne ne changeait vraiment pour lui. Personne n'avait droit à une deuxième chance.
Les coupables doivent mourir. Les malades doivent périr. C'était son ordre des choses et le monde devait se tenir.

Il fut soudainement tiré de ses pensées par la tablette qui... s'éteignit. Lançant un regard noir au capitaine McKean, il l'exhorta à la rallumer, mais toutes les manipulations de son subordonné se révélaient infructueuses : l'engin ne se rallumait pas. Les secondes devinrent alors de plus en plus longues, de plus en plus tendues, et Quincy/Amadeus fut soudainement pris d'une inspiration terrible.
Se précipitant vers la fenêtre, il tenta de voir à nouveau les gardes extérieurs - sans résultat. Ils n'étaient plus là.

Se préparant à hurler sur le capitaine McKean, son cri fut stoppé dans sa gorge par l'explosion de la porte du bureau. Propulsé en avant depuis le couloir, un Garde Arkham, le lieutenant Morrison, s'écrasa lourdement sur la moquette, inconscient et pathétique.
Il ne portait pas son costume officiel. Il était vêtu avec le costume rouge, jaune et pourpre donné par Quincy/Amadeus au Batman.

Sharp/Arkham sentit la terreur l'étreindre alors que le capitaine McKean tentait de s'emparer de son arme - mais était électrocuté par la tablette, soudainement mue en engin d'attaque. Alors qu'il s'écroulait au sol, l'engin chuta également et laissa apparaître, à l'arrière, la marque de son créateur : WayneTek. Evidemment.

Des ténèbres du couloir une silhouette se dégagea tandis qu'un éclair lézardait le ciel, à l'extérieur, amenant un peu plus de lumière dans ce bureau si sombre. Il ne put que la reconnaître, bien sûr.



Le Batman l'avait trompé. Le Batman l'avait manipulé. Le Batman s'était joué de lui.
Tout se terminait ce soir, il le sentait.
Tout se terminait enfin ce soir.

"L'heure est venue."

Une voix tremblante croassait devant lui. Ses yeux blanchâtres fixaient, dans l'extrême obscurité de la pièce, la silhouette branlante de l'homme, qui tentait de reculer pour prendre appui sur son bureau et garder un peu de contenance ; pathétique.
Même si Quincy Sharp était persuadé d'être Amadeus Arkham, à cause de sa schizophrénie et de son besoin impossible d'attention et de gloire, il n'était pas et ne serait jamais l'égal de son idole. Trop petit, trop incapable, trop misérable, il parvenait à peine à user des techniques de manipulation mentale de son modèle et endormait sa propre conscience par des rêves de succès. Actuellement, les Tyger One avaient été globalement vaincues par les troupes du nouveau psychiatre en chef et les Gardes Arkham se faisaient repousser par le G.C.P.D. et la Garde Nationale après l'ultime mort de leur chef, le Démon.

Les "lobotomies" orchestrées par Quincy/Amadeus n'avaient guère tenu la distance, et lui-même n'arrivait plus à être charismatique et sûr face à lui - celui qu'il pensait avoir soumis. L'instant aurait dû être jouissif, mais la seule émotion qu'il ressentait était... la colère.

Bruce haïssait Quincy Sharp : ce qu'il représentait, ce qu'il avait accompli, ce qu'il avait détruit, ce qu'il avait fait - ce qu'il lui avait fait.
Le schizophrène était allé plus loin en trop peu de temps pour qu'il puisse se contrôler. Il avait pris le contrôle de la ville, l'avait amené en enfer, avait organisé des enlèvements, avait mis en place des camps d'éradication, avait transformé les gens en monstres égocentriques et terrorisés, avait essayé de tuer Alfred, avait essayé de détruire sa réputation, avait essayé de faire tomber la société familiale, avait essayé de tuer Rachel et avait essayé d'enlever les cercueils de ses propres parents.

Quincy Sharp avait été trop loin, tant pour cette ville que pour lui. Wayne ne pouvait plus accepter sa présence ici, il ne pouvait plus cautionner que ce cloporte continue à vivre. Il venait de passer plusieurs longues journées à lutter contre lui, et avait dû vivre une nuit détestable dans les collants préparés par ce sociopathe, à lutter encore et encore contre ses propres démons ; il en avait assez.

"L'heure est venue, Bruce. Tu dois faire face à ton destin - à ton anéantissement."

"Tu trembles. Ta voix est faible. Tes yeux clignent sans arrêt. Tu dois te cramponner à ton bureau pour rester debout. Tout en toi pue la peur, Quincy. Tout en toi pue la défaite."

"Quincy Sharp n'est pas là. Il a disparu depuis longtemps, pour laisser la place à son supérieur, à celui qui va sau..."

"Quincy Sharp n'a jamais été autant présent, pourtant. Le vrai Quincy Sharp comprend la situation et a peur, car il sait que tout est terminé."

"Ton règne s'achève en effet, démon. Gotham City brillera enfin, sous mon joug et je l'emmènerai vers des..."

"Tu n'y crois plus toi-mêmes. J'ai réduit au silence tes Gardes Arkham, trop lobotomisés pour être réellement efficaces dans un vrai combat. Il n'y a plus personne pour te protéger ici. Ton lieutenant robotisé a enfin rejoint la Mort qu'Azrael lui avait donnée honorablement. Les Tyger One ont été brisés. Le G.C.P.D. et la Garde Nationale auront bientôt appréhendés tous les hommes que tu as manipulés. Tout est terminé, Quincy."

"La nuit la plus noire précède l'aube éclatante, Bruce. Tu es trop confiant, ce sera toujours ta perte... ZUR EN ARRH !"

"Qu... quoi ?"

"ZUR !
EN !
ARRH !"

Le Chevalier Noir s'écroula. A genoux, les mains sur le crâne, il avait l'impression que son crâne était sur le point d'exploser. Il était persuadé que du sang s'écoulait de ses oreilles, et se rendait peu à peu compte que... ses sens se bloquaient. Il ne parvenait pas à hurler l'énorme douleur qu'il ressentait, et - et il ne voyait plus rien.
Il était aveugle. Et en proie à une souffrance jamais ressentie jusque-là.

"Tu as cru me vaincre et me tromper, Bruce, mais tu as failli. Nos cinq journées passées ensemble ont tourné à ton avantage, mais j'ai pu, lors de tes quelques instants de sommeil, intégrer à ton subconscient un petit quelque chose - une clef de sécurité, si tu veux. En prononçant ces quelques mots, j'ai bloqué ton esprit : il est désormais persuadé que tu as perdu ta voix et la vue. D'ici quelques minutes, tu auras recouvré le contrôle de tes sens, mais... je ne serais plus là. Et la Tour Wayne non plus."

Il ne pouvait plus parler, il ne pouvait plus voir - mais son ouïe demeurait active.
Toujours violenté par la douleur, Bruce comprenait ce que disait son adversaire et sentait son coeur se glacer. La Tour Wayne ? La tour de sa famille, que son père adorait et où il avait certains de ses plus beaux souvenirs d'enfance ? Le seul bâtiment commun à tous les Wayne, la fierté de sa famille ? C'était de cette tour-là qu'il parlait ?!

"J'ai pris mes dispositions, Bruce. Si tu tentais de m'atteindre, si toi et tes proches arriviez à faire tomber mes troupes, si mes alliés m'abandonnaient... j'avais un plan. Je ne voulais pas en arriver là, mais tu ne me laisses pas le choix - la ville ne me laisse pas le choix. Pour être sauvée, Gotham City doit brûler : seul le Feu Purificateur peut laver ses péchés. Je suis prêt à endosser cette responsabilité."

A l'extérieur, des bruits lourds et puissants se faisaient entendre près de la fenêtre - Wayne ne les connaissait que trop bien.
Calmement, Quincy/Amadeus, bouffi d'arrogance, s'approchait de ladite fenêtre, un immense sourire supérieur coincé sur ses lèvres. Il rêvait de lui faire avaler chacune de ses dents.

"La Tour Wayne est le centre des bombes que mes équipes ont mis en place, Bruce : le Démon n'en connaissait pas la moitié. Je vais lancer l'épuration des villes et je reviendras te retrouver ici. Nous pourrons reparler de ta soumission et des plans que j'ai pour toi. Je suis persuadé que tu sauras voir, plus tard, le bien-fondé de mon action. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer - je suis sûr que tu sauras me pardonner."

Sharp ouvrit la fenêtre et se laissa lentement descendre de la fenêtre vers un véhicule qui s'était approché suffisamment près. Bruce n'eut pas besoin de le voir pour le reconnaître : c'était une Batmobile, un des nouveaux modèles qu'il n'avait pas encore essayés - avant aujourd'hui, avant cette étrange pulsion de la prendre pour venir ici.



"Ah oui, tu me l'as amené sur mes ordres, bien sûr... tu ne t'en étais pas encore rendu compte, je te l'avais suggéré hier. Je m'excuse par avance pour la Tour Wayne, je sais que tu y tiens, mais elle est idéalement localisée au milieu de la ville et me permettra de faire une action d'éclat - nous avons tous nos faiblesses, n'est-ce pas ?"

Il disparut.
Partant en trombe dans la Batmobile, Quincy/Amadeus était accompagné par ses ultimes hommes pour faire tomber la Tour Wayne et les villes jumelles. Filant vers sa gloire, vers l'horreur.

Et le Batman se leva. Il papillonna des paupières, craqua sa nuque et soupira - tout s'était passé comme prévu.

"Oracle ? Préviens Azrael, Robin, Nightwing et les Birds of Prey : la cible vient de partir, comme nous l'avions supposé. Elle se dirige bien vers la Tour Wayne. Donne l'ordre de soutenir le G.C.P.D. et la Garde Nationale et de chercher les autres bombes. Sharp et la Tour sont à moi."

Il s'élança alors dans les premières lueurs de l'aube, rejoignant l'autre Batmobile, amenée là par Alfred quelques heures plus tôt.
L'ultime étape commençait enfin.