Alors qu'il s'apprêtait à abattre une fois de plus sa matraque contre le dos d'un Croc allongé sur le sol et à bout de forces, un couteau se planta dans son bras.

"ARGH !!!" s'exclama t-il en lâchant sa matraque sous l'effet de la douleur.

Il se prit aussitôt un coup de pied qui le fit basculer en avant, puis un coup de genou dans le ventre qui le plia mais le déplaça légèrement en arrière, l'empêchant ainsi de tomber. Cependant, le coup n'eut pas l'effet escompté puisque Lock-Up ne recula pas d'un centimètre. Il avait été pris de surprise, mais il pouvait être soulagé de porter constamment un costume bourré de protection, notamment pare-balles. Son bras n'avait pas eu autant de chance.
Aussitôt et en légitime défense, il gifla violemment la fille qui venait de lui hurler dessus.

"Ça, c'est pour mon bras, sale gamine !"

Il fit passer son bâton électrique dans son autre main afin de retirer le couteau de la fille, sans la lâcher du regard.

"Et toi alors, pour qui tu te prends ?! Le petit Chaperon Rouge ? Tu ferais bien de retourner chez Mère-Grand !"

C'était quoi, ça ? Elle se croyait à un bal costumé ? On n'était pas à la maternelle. Lock-Up ne saurait dire si elle était criminelle ou justicière, mais il avait autre chose à faire que de lui changer ses couches !
Cette gamine capricieuse et mal élevée avait osé planter son couteau dans son bras ! C'est que ça faisait vachement mal ! Il fallait qu'il rentre chez lui au plus vite pour se soigner, mais il ne partirait pas sans le sac-à-main ambulant !

"Laisse-moi passer, petite, je dois attacher le méchant croco."

De toutes façons, même s'il ne s'était pas pris un couteau dans le bras, il aurait cessé ses coups... au bout d'un moment. Il ne fallait pas trop l'abîmer, le monstre. Il fallait qu'il lui reste suffisamment de force pour se traîner comme une loque jusqu'au fourgon, parce que Lock-Up connaissait ses limites et savait bien qu'il ne pourrait pas soulever ses 300 kg de graisse.
Bon, prochaine étape, attacher le collier électrique à l’aberration de la nature, mais avant ça, il fallait qu'il appelle une nounou.

Lyle gardait la tête haute, fixant calmement la fille malgré sa blessure assez grave. Il ne pouvait se défaire de son sourire fier qui était malheureusement caché sous sa cagoule. Il était satisfait de voir l'effet qu'avait eu sa provocation sur celle qui l'avait blessé. Elle avait beau dire ce qu'elle voulait, sa réaction et son irritation significative étaient la preuve qu'il l'avait touchée dans son égo. En revanche, lui restait totalement insensible à ce qu'elle balbutier. Il avait déjà géré des crises d'adolescente plus féroces que ça, surtout lorsqu'il devait s'occuper de gamines de 15 ans en manque de suicide à l'asile d'Arkham. Pour avoir passé ses dernières années à torturer physiquement et psychologiquement les détenus de l'asile d'Arkham, il avait prit goût à la provocation, et surtout, ses expériences avaient forgé son caractère et l'avaient rendu totalement insensible à ce que pouvaient dire et penser les autres. Est-ce que cela signifiait qu'il prenait du plaisir à être détesté des autres ? Non, sauf s'il détestait lui-même cette personne. Il aimait être haï de ses ennemis, il aimait leur inspirer la terreur de la punition et de l'ordre. Il en avait maté des plus féroces que ça, c'était sûr.
Après qu'elle ait piqué sa crise, Lock-Up ne put retenir un éclat de rire tant la situation lui paraissait hilarante.

"Ha ha ha ! Ça alors, j'y crois pas ! L'aberration s'est dégotée une copine ! Tu dois vraiment être cinglée pour trouver quelque chose à un tas de merde pareil !" s'exclama t-il, amusé.

Il plaqua sa main contre son bras gauche blessé, comme pour retenir l'écoulement du sang, même s'il savait que c'était inutile. Trêve de plaisanterie, l'heure était plutôt grave. En l'attaquant par surprise, la gamine était parvenue à le blesser assez gravement, il saignait beaucoup et pouvait à peine bouger son bras gauche : son muscle avait dû être déchiré par la lame. Cela faisait un mal fou, et il sentait qu'il s'affaiblissait. Il allait devoir se soigner rapidement, arrêter le saignement. Mais il ne pouvait pas partir d'ici sans Croc, l'occasion était trop belle et ne se représenterait pas. Cette gamine, quelle plaie ! Dans son état actuel, l'affronter de face était risqué, elle était rapide et avait un bon jeu de jambes. Il avait beau maîtriser les techniques de close-combat, avec un seul bras il n'était pas sûr de pouvoir la plaquer au sol et l'immobiliser.
Soudain, son regard se fixa sur la trousse de soin que portait la fille. L'intention amusait Lyle : elle se prenait pour un vétérinaire maintenant ? Quoiqu'il en soit, il devait se procurer cette trousse coûte que coûte pour se soigner. Il n'avait pas une régénération cellulaire aussi rapide que le reptile. Elle ne voudrait sûrement pas le soigner, c'était tellement plus légitime de soigner un monstre cannibale extrêmement dangereux doté d'une faculté de guérison automatique et rapide. C'était clair, les criminels l'agaçaient au plus haut point. A croire que tout sens de logique disparaissait quand on basculait du mauvais côté.

"Je vais l'enfermer quelque part où il ne pourra plus faire de mal à personne. Qui m'envoie ? La justice, elle-même ! Tu penses que je retire de la fierté en le battant ? Seul un psychopathe dans son genre en serait fier ! Ne me compare pas à vous autres, criminels cinglés. C'est Batman qui l'a vaincu, je le reconnais et ne le nierai jamais. Mais il n'a fait le boulot qu'à moitié. Assommer un criminel et le laisser en liberté ensuite ? Quel intérêt ? Surtout quand le dit criminel peut se régénérer en moins d'une journée. Il est hors de question que je laisse de telles ordures en liberté dans Arkham City ! Vous, les criminels, méritez une punition ! Une correction ! Vous méritez tous l'enfermement à vie, et j'ai aussi une place pour toi si tu continues à protéger cette horreur, petite insolente !"

Il était à bout de forces, totalement épuisé. Une décharge électrique l'avait réveillé, et avait aussi réveillé ses sens et sa douleur. Puis une avalanche de coups avait dégringolé sur son corps et sa tête. Il avait subit sans résister. Sans grogner. Sans réagir. Il n'en avait pas la force. Que cet inconnu se fasse plaisir s'il le voulait, Croc n'en avait de toutes façons plus rien à faire. Il ne portait plus aucun intérêt à la vie. Ses menaces envers Batman et ses proches avant qu'il ne tombe d'épuisement n'avaient été que des paroles en l'air, les dernières bribes de fierté qui restaient en lui et qui avaient été évacuées. Maintenant, il ne lui restait plus rien. Il était totalement vide. Vide, et seul. La douleur physique qu'il ressentait à chaque coup de l'inconnu ne représentait rien, face à la douleur morale que sa défaite avait engendrée.
Batman, le Chevalier Noir, était l'homme qui lui avait tout pris. L'homme ? Non. Un être surnaturel. Un peu comme lui, finalement. Mais en plus fort. En plus rapide. En plus dangereux. Il était venu à Gotham pour se faire un nom, pour prouver sa valeur et être reconnu de tous. Batman l'en avait empêché. Lorsque, par miracle et grâce à l'aide de Maroni et de ses collègues d'Arkham il était parvenu à prendre le contrôle de la mairie, c'était encore Batman qui l'avait vaincu et fait chuter. Et après lui avoir cédé une victoire presque trop facile, il venait de la lui arracher. Cela avait le même effet qu'offrir une glace à un enfant de 5 ans, avant de la lui reprendre. Mais en mille fois pire. Croc en venait même à se demander si Batman n'avait pas perdu volontairement... Peut-être avait-il voulu lui faire croire à une victoire... Pour ensuite revenir et le faire sombrer d'avantage encore. Le démon de la nuit avait toujours été le plus fort. Croc ne pouvait rien y changer. Il avait toujours cru pouvoir régler ses problèmes avec ses poings. Faire taire les moqueries et les insultes des autres en les battant. Mais contre lui, il ne pouvait rien. Il était juste faible, et pitoyable. Batman était un sale garnement qui se moquait de lui en permanence et contre lequel il ne pouvait rien faire. Exactement comme lorsqu'il n'était qu'un petit enfant. Lorsqu'il n'était pas conscience de sa force. Lorsqu'il se laissait faire, qu'il ne se battait pas. Finalement, après trente ans dont dix-huit années en prison, rien n'avait changé vraiment dans sa vie. Il avait toujours été aussi seul, et finalement aussi faible. Il s'était toujours vanté de pouvoir tuer n'importe qui, de pouvoir briser le dos des humains comme du carton. Mais quelle gloire a t-on à s'attaquer aux plus faibles ? S'il ne pouvait finalement pas vaincre des êtres vraiment forts, comme Batman, quelle gloire pouvait-il avoir ? Quelle fierté pouvait-il garder ? La nature l'avait doté d'un don extraordinaire, le don de la force brute la plus puissante qui soit parmi l'espèce humaine. Mais pour quelle raison ? A quoi lui servait cette force s'il ne pouvait l'utiliser pour vaincre ses ennemis ? A quoi servait-elle s'il ne pouvait l'utiliser pour faire taire ses oppresseurs ? Ce don n'était finalement qu'un cadeau empoisonné, tout comme sa vie entière.

Il en avait assez de se battre. Et de perdre. Il en avait assez de supporter les autres. De les entendre. De les voir. De respirer le même air qu'eux. Il ne supportait plus l'humanité. Il ne supportait plus le monde. Et il ne supportait plus sa vie. Il aurait voulu tous les tuer, mais il n'en avait pas la force. Au final, c'était eux qui avaient eu raison de lui. Les sales garnements de l'école primaire qui se moquaient de lui et le rejetaient avaient gagné. A quoi bon vivre lorsque l'on est seul contre le monde entier ? Lorsqu'il n'y a pas un seul endroit sur Terre où l'on puisse être bien ? Où l'on puisse vivre en paix, sans avoir à subir le regard et les paroles des autres. A quoi bon vivre lorsque la vie n'est qu'un cauchemar permanent ? Lorsqu'il n'y a aucun bon souvenir pour parvenir à surmonter les épreuves difficiles ? Lorsque la vie entière ne se résume qu'à une succession d'épreuves difficiles ? A quoi bon vivre... dans une société intolérante et élitiste qui n'accepte pas la différence et qui s'attache trop aux apparences ?
Autant jeter l'éponge. Abandonner. Taper deux fois sur le ring en espérant que la douleur s'arrête pour de bon.

Les coups cessèrent de pleuvoir. Il entendait des voix lointaines. Une fille, apparemment. Aucune idée de ce qu'elle racontait. Aucune idée de qui elle était. Et aucun intérêt à le savoir.
Mais ils parlaient forts. Alors qu'il voulait en finir, qu'il voulait s'allonger et profiter du repos éternel, ces deux là l'en empêchaient. Il voulait être seul et il voulait qu'on le laisse tranquille. Était-ce trop demander de la part d'un homme qui avait tout perdu, y compris sa raison d'être ?

Miraculeusement, il fini par retrouver la force de se redresser sur ses avant-bras. Dans un effort si rude que son corps entier en tremblait, il parvint à élever légèrement sa gueule cassée de la poussière du sol, et à se tourner sur le côté pour les avoir dans son champ de vision. Il ne voyait que des formes flous. Une forme apparemment rouge, une autre plutôt blanche. Dur de distinguer les couleurs dans un lieu aussi sombre.

"Qu..." commença t-il à prononcer, avant de cracher un énorme flot de sang qui se répandit en une flaque sur le sol.

"T'es qui.... toi... " articula t-il fébrilement en s'adressant vaguement à la forme rouge.

"Et ça justifie ses crimes ?!?!" rétorqua Lock-Up du tac-au-tac, d'un air un peu plus agressif.

Bien qu'il savait se contrôler habituellement, cette fille commençait à l'agacer, à l'énerver. De tels propos qui défendent les pires ordures de la planète en les faisant passer pour des victimes avaient le don de le mettre hors de lui. Cette fille se disait justicière tout en se faisant passer pour l'avocat du diable, c'était tellement paradoxal aux yeux de Lyle. Il avait bien l'intention de lui prouver à quel point Killer Croc était un monstre qui ne méritait la pitié de personne : il n'en avait jamais eu pour les autres.
Il enroula sa chaîne métallique autour de son bras blessé, en dessous de l'épaule, et la serra de toutes ses forces pour éviter de se vider totalement de son sang. Il sentait déjà son corps s'affaiblir et son visage palissait à cause de la perte de sang. Puis il reprit la parole :

"Sarah Jenkins, jeune étudiante de 19 ans. Son cadavre a été retrouvé sur des sacs poubelles dans une ruelle adjacente à l'université. Le bas de son corps était réduit en charpie, son visage et sa poitrine mutilés par des griffes d'un monstre. On a même détecté des traces de viol extrêmement sauvage. M. et Mme Tompkins ont perdu leur bébé lorsqu'un monstre écailleux l'a kidnappé avant de fuir dans une bouche d'égouts. On n'a jamais retrouvé le bébé. John Stanton, Caroline Baxter, Jennifer Caniston, Luke Dickson, Matthew Corner, Alexandra Wagner... Tous retrouvés partiellement, souvent près des bouches d'égouts... On n'a jamais retrouvé tous les morceaux. La liste est encore très longue mais je ne les ai pas tous retenu. Tous étaient innocents. Killer Croc a avoué pour ces crimes. Et c'est sans compter les dizaines de flics et de gangsters qui se sont retrouvés sur son chemin, et les dizaines d'innocents portés disparus et pour lesquels on l'accuse."

En tant qu'ancien gardien chef de la sécurité à l'asile d'Arkham, Lyle avait pu jeter un oeil sur les dossiers psychiatriques des criminels les plus dangereux, afin d'être conscient du danger qu'ils représentaient et de trouver les meilleures mesures de sécurité à prendre face à eux. Lire ces dossiers le confortait dans son idée de faire respecter la loi et la justice et de punir les criminels. Lorsqu'il les battait, il pensait à chacune des victimes innocentes qu'ils avaient engendrés. Il assouvissait leur vengeance.
Il fixait la dénommée Midnight dans les yeux, tout en se maintenant son bras blessé.

"Tout le monde souffre, tout le monde a ses problèmes. Mais cela ne justifie jamais le meurtre d'innocents. A partir du moment ou Croc a refusé son humanité, a rejeté ses droits, il ne peut plus être pardonné, il ne peut plus être considéré comme une victime. Il doit être puni pour tous ses crimes. Batman l'a compris, lui, et c'est pour ça qu'il est venu lui régler son compte ce soir ! Et s'il y a bien quelqu'un qui a le sens de la justice à Gotham, quelqu'un qui peut se qualifier de justicier, c'est bien lui, lui plus que n'importe qui d'autre ! Tu peux te prétendre justicière, mais en justifiant les crimes et les meurtres d'innocents, tu ne vaux rien de plus à mes yeux que les juges corrompus qui allègent leurs sentences ! Croc ne doit pas recommencer ! Il faut l'en empêcher, il ne doit JAMAIS PLUS ôter la vie d'un innocent !"