Ils avaient participé à la transformation de son fils en machine à tuer. Ils s'entraînaient, combattaient, et parfois donnaient des ordres quotidiennement à des collègues réputés tels que David Cain, Richard Dragon et bien d'autres. Ils avaient à plusieurs reprises combattu le Batman, l'ensemble de la BOP, Robin et toutes les variantes de la justice nocturne à Gotham et ailleurs. Sous son commandement, ils avaient la main mise sur une partie non négligeable des arcanes du monde et chaque jour s'entraînaient tout de même, encore et encore simplement pour s'approcher chaque jour un peu plus d'une perfection qu'ils savaient inexistante. Tous, sauf elle. Aujourd'hui, elle avait une autre raison de combattre. Et surtout, aujourd'hui, elle en avait besoin, et elle le montrait. Ses orbites d'habitude inexpressifs, se contentant d'être assez clair pour filtrer les regards et les égarer dans ses pupilles bouillonnaient actuellement d'une rage rare, d'une sainte colère qu'elle gardait normalement pour elle seule, derrière le masque de son impassible direction. Il y avait aussi de la tristesse, une lourde mélancolie dans ses mouvements et le froissement imperceptible de sa peau imortellement jeune. Une légère moue qui troubla la poignée d'homme armés au plus haut point. Voilà des décennies que les plus vieux s'entraînaient tous les soirs avec Talia et qu'elle les écrasait pour se rassurer sans faire preuve de la moindre émotion et pour la première fois depuis quelques temps, ils sentaient une petite craquelure dans l'esprit de leur maîtresse. Une sorte de doute, ou peut être un regret. En tout cas, c'était quelque chose qui la mettait en colère et cela n'était pas bon pour eux. Pas bon du tout. Ils étaient neufs, parmi les plus talentueux sujets disponibles qu'elle avait trouvé, et armés jusqu'aux dents. Leur expérience et la fluidité de leurs mouvements, alliée à l'habitude, empêchait ce poids de leur être d'un quelconque malus. Elle possédait un shamshir dans sa main et une dague à sa ceinture. Si son aura aurait fait s'agenouiller et même s'allonger la plupart des combattants émérites ou pas qui comptaient partager une séance de combats, ils ne bougeaient pas et restaient en gardes, assez loin des autres, occupés à chercher un défaut dans sa cuirasse de silence, à anticiper les gestes qu'elle allait exécuter, pour ne pas justement finir exécutés.
Bien vite, ils oublièrent ce doute et le reléguèrent au rang de souvenir, loin de pouvoir entacher cette conversation, mais pas elle. Elle ne pouvait s'oublier, repousser la rage qui l'habitait depuis quelques heures dèja. Elle décida de combattre avec. Et fait exceptionnel, ce fut elle qui bougea en première. Le froissement de son bokken frottant le flanc d'un adversaire fut remplacé par le bruit venteux d'un échec total. L'homme avait évité. Surpris, l'ensemble des membres de la Ligue se positionnèrent en conséquence et deux d'entre eux frappèrent Talia avant qu'elle ne réussisse à modifier son mouvement. L'homme qui avait évité la lame une première fois stoppa son mouvement alors qu'il venait de l'amorcer et, son poignet enserré par la main gantée de Talia se retourna involontairement puis il fut projeté sans ménagement vers le second profiteur, lequel eut la bonne idée de ne pas tomber. Ce qui permit à Talia de lui administrer un coup avec son poing gauche tandis que le bokken de sa main droite frôlait son arme, déviant sa trajectoire. Talia était en forme. Ou bien était-ce la rage qui l'habitait qui permettait cela ? Une fois certaine qu'elle avait bien assommé les deux assassins, l'héritière du Démon se retourna vers ses autres adversaires sans changer sa garde. L'issue du combat venait de perdre une partie de son mystère.
…
Il suffit.
Un ordre. Incontournable. Les assassins, qu'ils soient blessés, fatigués ou non, se rassemblèrent à leur position de départ en un mouvement fluide et uniforme et se mirent en seiza, c'est à dire agenouillés, les orteils déployés, le regard rivé sur Talia avec laquelle ils échangèrent un salut. Aucun d'eux n'avait été froissé, ni blessé dans son âme. Elle avait finalement réussi à leur donner une leçon, à leur soutirer leur force et à les mettre à terre sans les faire rager ni dévoiler la colère qui l'habitait. Malgré sa taille. Mais, tremblotante, elle se retira rapidement, ne pouvant contenir ce flot dévastateur qui venait du plus profond d'elle même. Ils rompirent, la laissant rejoindre ses quartiers pour repartir dans des tâches de sujets classiques.
Talia poussa finalement la porte de l'une de ses chambres, richement décorée alors qu'elle dormait habituellement dans des endroits spartiates où seul la compagnie de ses hommes la différenciait des campements sur des terrains difficiles. Elle se coula jusqu'au lit oriental rouge et or et s'effondra, comme aucun de ses hommes ne pouvait imaginer qu'elle s'effondre.
Il voyait en elle un dôme d'acier géant, dépourvu d'aucun cristal, aucun miroir qui n'aurait pu refléter la moindre émotion. Pour eux, elle était une obélisque qui se dressait fièrement vers le ciel auquel elle lançait un défi tacite. Défi qu'elle avait gagné, en mettant à bas l'autorité divine, et le pacte des mortels. En devenant immortelle, non seulement elle brisait toutes les lois, toutes les limites que ses collègues s'étaient donnés, mais elle remplaçait l'autorité divine là ou la religion s'était essouflée. La Ligue était omniprésente. Faiseuse de rois, elle manipulait les gouvernements. Faiseuse d'histoires, elle provoquait les guerres et déliait les Empires. Derrière l'odeur caramel des jeunes enfants soldats africains, derrière le costard des économistes les plus importants, la Ligue modelait l'humanité pour mieux la briser. Batman faisait parti des seuls à avoir échappé aux cages invisibles dont la Ligue enfermait ses ennemis dans leur inconscience. Quand au Bruce qui souffrait derrière le masque, il était le seul à avoir échappé à l'indifférence de Talia. Au contraire, dans la plus froide et l'une des plus craintes des femmes, il avait allumé la plus grande des flammes. Mais son cœur ne brûlant que pour Gotham, il 'avait délaissé comme il avait délaissé l'humanité. En refusant de la purger, il refusait de la sauver.
Se rendant compte que la structure de son visage était tombée, comme tombe un échafaudage en train de repeindre la facade d'un très vieil appartemment, comme tombe, plutôt, un masque, elle tenta de reprendre possession de ses moyens, mais après sa peau et ses yeux, se fut sa propre âme qui la trahit. Drapée dans sa solitude, le corps attiré du Démon se recroquevilla sur lui même et trembla sous la fureur seul ouragan que la Vie avait finalement trouvé pour l'atteindre. Si elle avait réussi à rester « elle-même » devant ses hommes, donc à la face du monde, seule, elle pouvait enfin épancher ses souffrances et regarder le lendemain des hommes se faire découper plus vite que des oignons dans une pub pour couteau sans lever un sourcil. Bruce était le seul à lui faire mal, mais il arrivait même à le faire de loin, ce qui était un exploit. Un exploit faux, il n'était pas le seul homme à terasser son apathie. Son sang bouillonnait aussi pour le produit qu'il avait exécuté il y a treize années de cela. Damian.
Cette fois l'ouragan détruisit toutes ses barrières. Lorsqu'il avait disparu, une heure plus tard, après avoir congédié une nouvelle fois ses sujets, elle se rendit compte des débris qu'il avait laissé en elle. Des débris qu'il avait laissé d'elle. Insomnie et haine d'elle même. Étonnamment, la tristesse finit par perdre la domination de son esprit. Remplacée par la fureur habituelle. Elle se sentait incroyablement furieuse, et il était vital d'utiliser ce courroux le plus rapidement possible.
Le goût du sang et le bruissement de l'acier ne pouvait remplacer l'odeur de l'enfant et la force de l'amant, elle le savait, tout comme l'alcool ne pouvait faire oublier définitivement la perte d'un emploi. Ainsi, ce soir, elle était alcoolique.