Pour une fois, Scorpiana était en mission, mais elle ne portait pas son fameux costume de chtonien bleu, et arborait une qipao tout à fait banale à Chinatown et à peine originale en dehors du quartier chinois. Personne ne se retourna et personne ne s'enfuit sur son passage, bien qu'elle soit accompagnée d'un véritable colosse, aux traits latino-américains et au crâne puissant entouré d'un bandana plus rouge que rouge. A l'époque romaine, ou la couleur pourpre était des plus rares, le port du Pourpre impérial était régulé et surveillé par la loi, et tout citoyen qui utilisait du rouge sans l'autorisation de l'Empereur Néron était sévérement puni et parfois tué. El Sombrero ne le savait probablement pas, puisqu'il utilisait cette couleur pour changer de son masque or et bleuté, usé par trop de combats. S'il ne cachait pas sa tête par un masque de catcheur, pour une fois, il dissimulait bien son identité avec de faux papiers et une opération qui lui avait permis de se relever de son fauteuil roulant gracieusement offert par son ennemi El Gaucho. Désormais debout sur ses deux pieds, il dépassait Scorpiana d'une bonne dizaine de centimètres et la protégeait de son ombre et des effluves de sang, de tequila et de transpiration latine qui s'échappaient de lui. Ses longs cheveux noirs, rassemblés en une forte tresse, battant à l'arrière de son dos, l'empoisonneuse se dirigeait, rapidement et sûrement, vers les quartiers généraux de la Green World Corporation. Elle avait une démarche rapide, assurée et fortement agaçante. Telle une Hélène Jegado des temps modernes, intouchable et indétournable, elle traversait littéralement la ville pour arriver à sa destination, et laissait derrière elle un sillage d'arrogance et de vicieuse ambition tout à fait atroce. Et très apêtissant pour le Sombrero.

La jeune femme, enfin, entra dans les locaux de l'organisation prétendument écologique, ses yeux chargés de toutes les chaleurs de l'Arctique. A ses côtés, le Sombrero grogna. Ils étaient l'Equipe 2 d'un projet de réarmement du Léviathan, ce dernier ayant décidé de s'armer directement à Gotham et de lancer des partenariats afin de mieux se préparer à la guerre que la ville allait prochainement abriter. L'Equipe 1, chargée de la principale cargaison, était allé quémander l'armement du Ventriloque, maître du marché urbain. Les deux amants latinos, le poing et le venin, avaient été lachés en ville sur une rumeur : Julien Morgan était de retour en ville, et dans la course à l'armement. Dès l'émergence de ce doux bruit dans les rues de Gotham, le mystérieux leader du Léviathan avait lancé ses hommes sur l'affaire et les deux tueurs antipathiques s'étaient retrouvés catapultés devant la Green World. Sombrero, dont la subtilité n'était pas le point fort, restait en retrait tandis que la brune aux piqûres mortelles s'avançait, et figeait sur son visage pâle de fille de la faucheuse un sourire qu'elle voulait agréable. Une secrétaire daigna lever la tête vers le couple/binôme/duo, enfin, le groupe de gens étranges qui se tenaient devant elle.

Avant qu'elle n'ait le temps de poser une question ou de faire éclater une bulle de chewing-gum provocatrice aux agents du Léviathan, Scorpion prit la parole. Sa voix avait le goût de la cyanure, la texture de la digitale, l'accent de la cigûe. Elle était poison, psychologiquement et physiquement, du bout de sa tresse à la plante de ses pieds.

- Bonsoir. Nous souhaiterions avoir un entretien avec votre directeur, Julien Morgan. Le plus tôt serait le mieux, et serait le plus rentable, car nous avons des arguments à lui proposer, ils sont verts et rectangulaires. Et nombreux.

L'avenir de Gotham entre les mains d'un monstre, pour quelques bouts de papiers et des chêques, vidant à peine le gosier d'un compte quasiment illimité. C'en était presque effrayant et elle sentit le Sombrero trépigner à ses côtés, conscient de l'importance de l'affaire. Le Léviathan était en ville, et une fois armé, il comptait bien tout nettoyer.

Le quartier placé sous contrôle de Green World Corporation est devenue un endroit beaucoup plus sécurisé. Les italiens de Little Italy ont beaucoup gueulé quand certains des mafieux ou des dealers se sont fait arrêter. Des exécutions sommaires ont déjà eu lieu aux Dixon Docks et dans le Port Adams, les intrus se risquant à vouloir voler Julien Morgan mettaient leur vie en grand danger. Beaucoup des anciens contacts du millionnaire français l'avaient abandonné depuis qu'il s'était cloîtré dans son nouveau repaire ultra-sécurisé. La visite du Batman l'a décidé à vendre le penthouse où tout le monde entrait comme bon lui semble. Ce changement de plan avait coïncidé avec l'installation définitive de Green World Corporation à Gotham.

Julien Morgan s'assit à son bureau et alluma l'écran de surveillance de l'accueil. Il se saisit d'une feuille de papier et sortit un petit pinceau ainsi qu'une mini palette de peinture sur la table. Il trempa le pinceau dans l'eau avant de le colorer de pourpre et à commencer un oeuvre. Des traits féminins se dessinaient sur la feuille quand son attention fut retenue par une visite inattendue à l'accueil. Il rangea son oeuvre d'art et mit un casque sur ses oreilles pour entendre ce qui se disait en bas.

- Bonsoir. Nous souhaiterions avoir un entretien avec votre directeur, Julien Morgan. Le plus tôt serait le mieux, et serait le plus rentable, car nous avons des arguments à lui proposer, ils sont verts et rectangulaires. Et nombreux.

Il se mit à sourire. Il aurait songé à déménager avec cette période de repos mais il était finalement temps de retourner aux affaires. Il regarda les deux personnes depuis le dispositif de surveillance du bâtiment. Une femme habillée d'une qipao, travaillerait-elle pour ces serpents d'Akumu ? Probablement pas, ça ne ressemblait pas à ce vieux croulant de Kagi d'envoyer une tueuse comme ça chez lui en provocation. Elle était suivi d'un latino américain assez costaud et vraiment imposant. Julien se décida et marcha d'un pas pressé en indiquant à Arnold Jones de le suivre. Arnold était un tueur australien qui ne cessait de suivre Morgan comme s'il était son ombre, une relation de confiance s'est tissée entre ces deux hommes. Arnold était expert dans le maniement des scalpels et en dissimulait une bonne dizaine dans son costume trois-pièces.

Il descendit et la porte de l'ascenseur s'ouvrit sur l’accueil où la secrétaire tentait d'appeler au bureau du PDG. Il toussa fortement et s'amusa du regard surpris de la secrétaire. Le petit homme chétif s'avança suivi d'Arnold et s'adressa aux visiteurs.

- J'ai cru comprendre que vous désiriez me parler.

Il baissa ces yeux au sol un instant, le regard rêveur.

- J'ai également cru comprendre que vous aviez d'excellents arguments pour me convaincre. En quoi puis-je vous aider ? J'ai déjà proposé mes services à nombre de personnes dans des domaines très variés.

Arnold demeurait derrière et analysait les deux arrivants si jamais il allait devoir lancer des scalpels en cas de grabuge. Il avait toujours fait ainsi, il observait et protégeait son patron quoiqu'il puisse arriver.

- Que venez-vous chercher ici par cette si charmante journée ?

L'Empoisonneuse posa sa main blanche devant la poitrine du latinoaméricain, ordre tacite qui l'empêchait de bouger et rappelait sa position de leader dans ce groupe et dans leur couple, un geste qui en disait long sur l'arrogance et l'amour du pouvoir de la jeune tueuse. Un sourire diplomatique se dessina aussitôt sur son visage, et elle balaya du regard le président directeur général, de la tête aux pieds. Il semblait amusé des réactions de sa secrétaire et sûr de lui devant les agents du Léviathan, comme il devait être sûr de lui pour tout ce qu'il faisait. Il avait réussi, et malgré ses récents déboires, tout en lui le montrait, de ses vêtements à sa façon de les porter, désinvolte et pourtant réfléchie. Il avait la volonté de faire un retour éclatant et de continuer sur la voie qui l'avait amené à posséder une partie de Gotham et tout le millieu activiste écologique de la ville. Très bien, cela devrait conforter la facilité de ses relations avec l'organisation dirigée par Talia Al'Ghul. Il semblait analyser ses invités en retour de leur propre observation et Scorpiana se demanda bien ce qu'il pouvait ressentir devant l'empoisonneuse et la brute. Avait il peur ? Etait il enthousiaste ? Se doutait il qu'il était en face de deux invités spéciaux, et qu'il allait peut être participer à l'avenir de Gotham dans les prochaines minutes ? Peut être. Probablement. Malgré sa jeunesse, l'homme semblait très perspicace et probablement bien plus intelligent que la fanatique de chtonien létale et son pantin réunis. C'est lui qui fit naître et prit possession de la conversation en posant les premières questions, après s'être succintement présenté. Il avait un ton chaleureux d'économiste et une politesse de politicien, exactement ce dont Scorpiana avait besoin pour véritablement lancer des négociations.

Elle jeta un regard mielleux au malabar qui se tenait derrière le président directeur, et un éclair dans ses yeux apprit à ce dénommé Arnold qu'elle n'avait absolument pas peur de lui. Après tout, elle avait sa propre armoire à glace mobile si les choses tournaient mal. Ce qui n'était présentément pas le cas. Pas du tout.

- Nous venons chercher le matériel adéquat à un activisme... à la mesure de ce que Gotham mérite. Nous sommes.. en fait, ce n'est pas très important. Nous sommes dans la possibilité de profiter au mieux des services que vous proposez, monsieur Morgan, et nous n'allions pas nous en priver, puisqu'il paraît que vous faites partis des meilleurs.

Dans son coin, le Sombrero grogna en lorgnant la secrétaire, satisfait qu'elle n'ait pas écouté des choses trop compromettantes mais méfiant quant à la suite des évenements et de la discussion. Il avait appris peu de choses dans sa vie, mais "ne faire confiance à personne" lui était une évidence depuis longtemps, et il s'en servait beaucoup plus que les leçons de mathématiques qu'on avait essayé de lui inculquer. La vie, ce n'est jamais la théorie.