Je simule une quinte de toux en faisant claquer mes chaussures m'as-tu-vu sur le sol en béton du terminus du Métro Thomas Wayne. Malgré ce que beaucoup pensent, je n'ai aucun problème à venir ici, dans le sens où il s'agit d'une des plus belles créations de mon père et que je n'ai eu l'occasion de véritablement la connaître qu'après sa mort.

Je n'ai pas de souvenir de cet endroit avec ceux que j'ai perdus. Je ne suis que fier de voir ce que mon père a légué à la ville, et je veille à ce que le Métro reste un endroit agréable, pratique - et sûr. Que ce soit avec des investissements importants, des rondes régulières avec mon premier masque, ou quelques passages plus aléatoires avec celui-ci.

Ce soir, je ne suis pas Batman, et je ne suis pas Bruce Wayne.
Ce soir, je me force à mâchouiller une allumette, à porter une veste à carreaux immondes et à adopter une attitude de maître du monde alors que je ne ressemble à rien d'élégant. Ce soir, je suis Matches Malone - et ça fait du bien de le retrouver.



Ca fait des mois que je n'ai plus adopté l'identité de ce gangster minable, que j'ai rencontré jadis et que j'ai vu périr sans rien pouvoir faire. Encore dans mes jeunes années, j'ai voulu utiliser ce drame pour mon avantage, en niant la mort de Matches et en me déguisant pour m'infiltrer dans les milieux criminels de la ville. Ca ne s'est pas toujours bien passé, mais cela m'a souvent permis de saborder quelques plans bien préparés et d'obtenir des avantages importants face à mes adversaires.

Malheureusement, la répétition des urgences et la montée progressive de ma paranoïa m'ont poussé à oublier ce rôle, et le plaisir à "faire semblant" d'être quelqu'un d'autre. Maintenant que j'ai décidé de me reprendre, je goûte le fait de porter ce masque et d'adopter à nouveau cette démarche lente, m'as-tu-vu et ridicule qui a toujours caractérisé Malone.

Malgré cet air, ce dernier est accepté dans toutes les couches de la criminalité locale pour avoir donné certains coups de main à certaines personnes importantes. Je surfe sur cette réputation pour obtenir des informations, en donner quelques fois pour maintenir le change. C'est d'ailleurs la raison de ma présence ici.

Seul, sur un quai abandonné et désert à cette heure tardive, j'attends un petit gang de Gotham City, à qui je dois livrer quelques nouvelles sur des changements de fonds aux Entreprises Wayne. Evidemment, je sais qu'ils vont me voler, et je les laisserai faire avant d'intervenir comme Batman quelques jours plus tard, quand une partie de l'argent aura été dépensé. L'assurance me remboursera les frais, le gang aura été emprisonné et Matches n'aura rien à se reprocher.

Les bras croisés, j'attends donc l'arrivée des autres, récitant machinalement dans mon esprit les expressions préférées de Matches et les intonations de voix qu'on lui connaît. D'ici peu, j'aurais rempli mon office et je pourrais aller faire quelques emplettes au nom de Malone avant de rentrer pour récupérer mon autre masque - et débuter véritablement ma nuit.

Je suis Owlman. Je suis un oiseau de proie. Je fonctionne par instinct. Je connais Gotham. J’y ai grandi. J’y ai vécu. J’y suis mort. Et j’y ai ressuscité. C’est une longue histoire qui m’a amené jusqu’ici, jusqu’à la personne que je suis désormais. J’ai vécu plusieurs vies, toutes plus folles et passionnantes les unes que les autres. J’ai épousé tour à tour l’identité d’un jeune acrobate prodigue s’étant fait une spécialité de refaire le portrait de types comme Double-Face ou l’Epouvantail, puis celle d’un jeune leader d’équipe - des justiciers tout comme moi - et enfin, celle d’un héros solitaire. J’ai connu un crique, Gotham, Blüdhaven, New-York et pas mal d’autres coins. J’ai été un rouge-gorge, puis un oiseau de nuit. Maintenant, je le réalise. Toute ma vie, toutes mes vies, ont été des rites d’initiation. J’ai pris la forme de plusieurs oiseaux, et ça n’est pas rien. Etre Robin m’a formé. Etre Nightwing m’a fait souffrir et douter, mais aussi aimer. J’ai fais des erreurs sous les deux manteaux. J’ai failli tuer. J’ai contribué à la mort d’un caïd du crime. J’ai sombré dans une dépression atroce. Mais je m’en suis sorti. Grâce à la Cour des Hiboux, j’ai ressuscité. Je sais maintenant qui je suis. Un Hibou. Ma forme définitive. Ma dernière enveloppe. La version aboutie de Richard « Dick » Grayson. Mon vrai moi. Enfin. Ça n’a pas été évident à reconnaître mais la Cour m’a ouvert les yeux. Par ses tortures, mais aussi par le savoir qu’elle m’a enseigné, je sais désormais qui je suis. Et je sais quel rôle je dois jouer à Gotham.

Quand on y regarde bien, chaque action que j’ai fait, chaque choix qui m’a été imposé par le destin, m’ont ramené ici, à Gotham. Auprès de Batman, croyais-je tout d’abord. Mon mentor et ami, qui me voulait pour successeur mais que j’ai déçu. Celui que je considérais comme mon père, mais qui m’a trahi. Celui que j’ai remplacé sous le masque, celui que j’ai épaulé, celui avec qui j’ai eu mes pires disputes. Oui, je pensais qu’irrémédiablement mes pas me conduisaient à lui. Mais j’avais tout faux. C’était Gotham qui m’appelait et je n’en m’en rendais pas compte, aveuglé par mes sentiments pour mes proches. Bruce, bien sûr, le père, celui qui m’avait tout appris. Barbara, même si elle est partie désormais, l’amour perdu. Alfred, un ami, un précepteur. Tim, enfin, mon petit-frère, celui sur qui je me suis promis de veiller. Mais sur eux planait toujours l’ombre menaçante de Gotham. Une ville que j’avais appris à haïr et que j’avais fui. Une erreur. Gotham m’appelait et je ne m’en rendais même pas compte. Comme mon arrière-grand-père, Gotham a une mission à me confier. Et si l’arrière-grand-père en question n’a été qu’un pantin manipulé par la Cour, ce n’en sera pas de même pour moi. Car ce n’est pas la voix de la Cour que j’écoute, mais celle de Gotham. Et le ton est foncièrement différent. Je suis le champion de cette ville, son héros. Et je viens reprendre possession d’elle.

Cette nuit, j’ai enfilé pour la sixième fois consécutive le costume que je me suis confectionné. Pour l’instant, il s’agit d’une armure basique que j’ai récupérée dans une ancienne planque, à Blüdhaven, et que j’ai personnalisé. La cape que j’y ai ajouté est faite d’un alliage spéciale qui la rend extrêmement maniable, mais peut se déplier si je saute du haut d’un immeuble et peut asséner des coups violent à mes adversaires. L’aspect - on a l’impression que je porte une cape de plumes en métal - est génial. Mon masque enfin rend mon accoutrement reconnaissable : il prend la forme du faciès d’un hibou. J’ai customisé un casque que j’ai volé dans un hangar de Zeus Company. Si le vieux fou a quitté Gotham, il a laissé une planque d’arme que j’ai bien entendu pillé. Pour l’instant, je n’ai pas de QG. J’ai fais un peu de ménage ici et là mais je n’ai pas encore décidé de l’endroit où je m’installerai. Gotham me l’indiquera, j’en suis sûr.

Ce soir, mes ailes me conduisent vers le métro Thomas Wayne. J’ai eu vent qu’une transaction entre criminels allait y avoir lieu. Mon indic, un type d’un gang mexicain à qui j’ai brisé tous les doigts, m’a juré qu’il n’en savait pas plus. Des minables qui veulent jouer aux durs, sans doute. Du menu fretin. Mais après m’être attaqué aux hommes du Joker, je me dois de montrer que ma lutte n’est pas dirigée uniquement que contre lui. Owlman s’approprie les rues de Gotham, un point c’est tout.

Je quitte la surface en empruntant une bouche d’aération qui donne tout droit sur les quais. Doucement, je me poste en hauteur, surplombant les quais déserts, et attends. Un homme ne tarde pas à faire son apparition. Sa démarche est ridicule et il machouille une allumette. Un gangster à l’ancienne, facilement reconnaissable. J’esquisse un sourire. Le gang que je traque ne tarde pas à faire son apparition. Ils sont six. Des mecs « indépendants », qui survivent en marge des gangs des grandes figures du crime local, Joker en bille de tête. Sans doute prévoient-ils un grand coup, qui les fera remarquer par ces mêmes criminels et qui leur permettra de survivre plus longtemps. Gotham ne laisse que peu de chance à des petites têtes comme eux. S’ils ne sont pas assez bêtes, ils sauront qu’ils sont dans l’erreur. Je compte d’ailleurs leur montrer.

Je laisse l’échange se dérouler sans intervenir.

Puis, une fois que je sens la fin proche, je m’élance.
J’atterris violemment sur le dos d’un des gangsters. Il s’affale par terre. J’enchaine rapidement avant que ses camarades ne se soient remis de leur stupeur. Mes coups sont durs, ils font mal. Des os explosent sous mes poings, des membres se tordent. Ils doivent comprendre qu’ils sont dans l’erreur. Ils doivent entendre mon message. Deux de mes adversaires sont un peu plus coriaces que les autres. Ils sortent des armes - coutelas et matraques télescopiques -. Rien qui puisse m’effrayer. Le sourire au visage, je m’élance contre eux. Je fais virevolter ma cape, pouvant apprécier sa légèreté et sa maniabilité, et assène un coup au visage du premier, qui s’écroule en hurlant. Puis le second est éliminé par une glissade qui voient mes pieds lui percuter les jambes. Lorsque je me relève, seul reste le gangster à l’allumette. Il ne bouge pas.

Lentement, je m’approche de lui en faisant craquer mon cou. J’étudie son visage, son costume bon marché, son air suffisant. Je ne marche pas. Je l’ai reconnu. Un nouveau sourire apparaît sur mon visage, à moitié dissimulé sous mon masque.

« Bruce » dis-je simplement.

Puis, sans me départir de mon sourire, je recule, et disparaît dans l’ombre.

Je n'ai pas bougé. Je ne bouge toujours pas.

Même si je refuserais, plus tard, de l'accepter devant Alfred, Tim, Barbara ou même Jason, je suis tétanisé - et terrifié.

L'échange s'est bien passé. J'ai utilisé la faconde habituelle de Matches Malone, je me suis comporté comme le personnage que j'ai appris à connaître et à former à mon goût. J'ai déjà vécu de tels moments, je les connais par coeur et j'ai enregistré plusieurs éléments que j'espérais réutiliser par la suite, quand mon autre identité entrerait en ligne de compte pour revoir ces criminels.

Je n'en aurais cependant pas l'occasion.
L'homme que je considère comme un fils me l'a enlevé en handicapant pour de longues semaines ces gangsters.

Pendant de longues secondes, je me suis refusé à le croire, à reconnaître les mouvements, la tactique de combat, l'enchaînement des actions. Mon esprit, si rapide d'habitude, a fonctionné au ralenti car la vérité lui était juste impossible à appréhender. J'ai encore du mal à y croire, mais je dois y faire face : c'était bien Richard Grayson ; c'était bien mon fils.

Je reste silencieux, et me souviens des terrible épreuves que l'ancien Nightwing vient de subir. La blessure, l'échec, le Samaritain, la rencontre dans les égouts, la disparition... tout cela est énorme, et je n'ai pas su trouver les mots et l'attitude pour le soutenir, pour l'empêcher de s'enfoncer. Je sais que je ne suis pas entièrement responsable, mais je n'ai pas été assez présent pour mon fils ; et j'en vois maintenant le résultat.

Un hibou. Il s'est vêtu comme un hibou.
Je fais immédiatement le lien avec sa disparition et la série de crimes lancée par la Cour des Hiboux juste avant le départ de Dick. Je fus étonné de n'être pas attaqué, ni comme Bruce Wayne, ni comme Batman, par ce groupe alors que mes deux identités représentent deux forces fondamentales de Gotham City ; je comprends maintenant que je n'ai pas été épargné, mais que leur plan semble bien plus important pour ma petite personne.

Si la Cour a bien dicté à Dick sa nouvelle tenue, si elle a bien profité de son état et de sa détresse, alors je dois me préparer au pire. J'ai cru pouvoir tout gérer, pouvoir retrouver la Cour, pouvoir sauver Dick, mais je me suis trompé.

Entouré de corps inanimés et brisés, oui, je me rends bien compte que je me suis trompé.
Mais c'est terminé.