Il n'avait qu'une envie, lui sauter à la gorge et lui faire ravaler son sourire arrogant. Tout ça parce-qu'il était médecin, psychiatre, il croyait qu'il avait le droit de juger les autres, ses patients ! Ah ça oui, il fallait être patient pour l'écouter débiter ses âneries scientifiques, son blabla symboliste puéril empreint de complexe d'Oedipe, ces gens là font Freud de tout bois, le moindre trouble, la moindre confusion et voilà que vous rêviez de vous retrouver au lit avec votre génitrice pendant que refroidissait le corps de votre père fraîchement dézingué. Oh oui, il en fallait de la patience !
Pourtant il n'était pas fou.
Enfin si, un peu.
Mais ça n'avait rien à voir !

Il se souvenait de cet après-midi de juin, le 8 pour être précis, c'était il y avait 4 ans mais chaque détail était aussi précis dans sa mémoire que si tout celà s'était produit la veille. Tout était là, comme gravé dans la pierre et ça n'allait pas bouger, n'en déplaise au DrBruegel ! Ni les pillules, ni l'isolement, ni même les electrochocs si ça leur chantait, rien n'allait pouvoir effacer ça ! Il était tout à fait normal d'être traumatisé, n'importe qui vous le dirait. A l'époque Julius Flask n'était rien d'autre qu'un honnête citoyen de Gotham, pas très grand, pas très mince, pas très beau et avec un début de calvitie. A présent il avait perdu énormément de poids et énormément de cheveux, son crâne était lisse comme un galet et ses mains trahissaient une agitation intérieure intense par leur tremblement permanent. Comment en vouloir à quelqu'un qui survit à tout ça ? Il était naturel d'y laisser quelques plumes non ? Flask y avait laissé une bonne part de son équilibre mental et ce n'était que le problème le plus bénin de cette histoire.
Il se souvenait d'être venu chercher un cadeau pour l'anniversaire de Patty, sa femme, elle aimait par-dessus tout jouer au bowling et il s'était dit qu'une paire de gants de bowling brodés de son nom lui auraient fait le plus grand plaisir. Patty l'avait quitté maintenant, mais là encore ce n'était qu'un détail. Elle ne supportait pas qu'il se gave d'anxiolytiques, grand bien lui fasse ! Ce n'était pas elle qui s'était faite tirer dessus. Il sortait du magasin avec à la main le petit sac contenant les gants roses brodés chacun d'un joli "Patty" en lettres cursives, quand il avait été cueilli par une rafale de balles. Sur le coup il n'avait rien compris à la douleur qui lui avait déchiré les chairs, après tout, on ne lui avait jamais tiré dessus avant. Il était tombé tout de suite, ses jambes ne lui répondaient plus, pour cause, une balle l'avait fauché en lui creusant un trou de la taille d'un poing d'enfant dans le tibias. Il gratta machinalement sa jambe artificielle en y repensant. Mine de rien, il avait eu de la chance sur le coup, on avait décompté 14 morts dans la fusillade, les blessés se dénombraient en une cinquantaine, soit touchés par des balles, soit piétinés dans la panique qui avait secoué le centre commercial quand le forcené s'y était présenté armé de deux mitrailleuses.
Au milieu du chaos, il avait rampé tant bien que mal sous le comptoir d'une boutique de gauffres qui se trouvait près de lui et n'avait plus bougé jusqu'à l'intervention tardive de la police. Il avait perdu conscience plusieurs fois et la douleur troublait ses perceptions, pourtant il y avait des choses dont il était sûr. Le forcené avait manifesté une fureur hors du commun, puis il avait été pris à partie par un mystérieux personnage, un de ces justiciers, puis Batman l'avait maîtrisé, aidé par le gars. Chaque image était aussi nette que celle d'un écran HD dans sa tête, il pouvait jurer de chacun des détails des scènes qui s'étaient déroulées sous ses yeux. Et Flask avait de bons yeux !
Le forcené était monstrueux, grand et taillé comme un coffre-fort, et sa peau...
Sa jambe le démangeait alors qu'il fixait le DrBruegel qui lui souriait toujours. C'était idiot, il n'avait plus de jambe à partir du genou droit, à la place une prothèse en plastique d'un rose chair un peu trop vif. On appelait ça une démangeaison fantôme apparemment.
Si ce n'était que ça.
C'était plus qu'une démangeaison fantôme qui faisait hurler tout son esprit ! Oh ça oui. Il n'oubliait pas l'odeur de la poudre, ni celle des gauffres chaudes qui s'y mêlait. Il n'oubliait pas les yeux du criminel qui l'avait réduit à son handicap, des yeux comme ça ne pouvaient s'oublier. Ils avaient en eux toute la noirceur, toute la bestialité des bayous du sud les plus reculés et les plus sauvages. Ils le hantaient chaque jour de sa vie malgré tous les médicaments et tout le whisky qu'il s'envoyait.
Mais ce n'était pourtant pas ça, aussi traumatisant que ça puisse être qui l'avait conduit à être interné à Arkham. Oh non, c'était encore pire que ça ! Flask, se souvenait très bien de l'ambulance qui l'avait emmené cet après-midi là. Il se souvenait parfaitement de l'hôpital et du regard de dépit du chirurgien qui l'avait amputé. Il se souvenait de la rééducation et il se souvenait de ses difficultés, de sa patience qui s'effritait et de ses bouteilles qui se vidaient. Il se souvenait des reproches de Patty, et de son départ un an à peine après la fusillade. Il se souvenait clairement de cette vie misérable dans son studio de nouveau divorcé. Mais depuis quelques jours il y avait eu cette chose. Il avait enregistré consciencieusement les reportages qui avaient été diffusés peu après la fusillade. Il les avait regardés récemment car il cauchemardait de plus belle après avoir passé des mois et des mois sans rêve. On y voyait normalement le forcené, puis le justicier avec une batte de baseball qui le combattait et, furtivement l'ombre de Batman. Mais chaque fois que le forcené aurait dû apparaître distinctement, on voyait sur l'écran comme une tâche sombre, un parasite ou un défaut de l'objectif, comme une saleté. Il s'était approché de l'écran et avait hurlé. En collant son visage à l'écran de sa télé, il avait vu ce qu'était la tâche qui bouchait la vue sur le criminel. C'était grotesque ! On aurait dit un petit bonhomme de dessin-animé déguisé en Batman. Oh, ça ne représentait que quelques pixels sur l'écran et encore il s'agissait d'extraits de vidéo-surveillance peu nets. Mais Flask en était certain, un petit bonhomme le narguait quand il essayait de distinguer le visage du tueur. Il avait montré les images à un voisin, pour être sûr, mais ce dernier n'avait vu qu'une trace quelconque. Comment c'était possible ? C'était évidemment un petit bonhomme ! Devant sa colère, le voisin avait ri et avait fait mine de s'en aller, mais Flask était alors fou de rage. Il avait bondi sur le voisin et l'avait tabassé violemment à de nombreuses reprises armé d'une bouteille de whisky vide. La police n'avait pas tardé cette fois ci, et après un procès expédié en raison de ses déclarations absurdes, il avait atterri à Arkham.
Sa jambe le démangeait toujours, le Docteur ne l'écoutait pas apparemment. Flask se gratta avec férocité, il aurait saigné si sa jambe avait été réelle, puis, n'y tenant plus, bondit sur le bureau pour étrangler le psychiatre. Il n'en eut pas le loisir. Deux solides infirmiers le saisirent aux épaules, et il fut jeté à l'isolement en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire.
Hurlant et pleurant, il resta prostré, assis sur le matelas gris. D'autres avaient vu, d'autres étaient là. Si seulement il pouvait les contacter, si seulement il pouvait mettre la main sur ce gars à la batte, si seulement il pouvait les convaincre que le tueur aux mitrailleuses était un monstre mi-homme mi-crocodile, si seulement il pouvait faire disparaître de son esprit ce petit bonhomme ridicule qui portait un costume de Batman.