Me voici installé, dans mon bureau. Le quartier serait agréable, sans ces odeurs de friture qui vous défrisent les narines, et cette atmosphère aussi collante et salée que l'eau du riz. Derrière les persiennes, des lanternes aux couleurs chaudes qui rappellent l'enfance, l'automne et un âtre qui vous prend l'âme aux tripes pour la chauffer sans jamais s'arrêter. La chaufferie de mon coeur, elle, a cessé à jamais, dans le tic-tac de mon bureau vert sombre. Un grand serpent, un dragon d'eau aux yeux noirs comme la nuit a enserré mon esprit dans la solitude des hommes avides. L'information - le savoir - tels sont les opiums qui ont fait de moi une coquille vide, tel est le ver que je poursuis inlassablement. Jamais je ne serai roi de cette montagne. Le monde est trop grand pour en percer tous les mystères, et je ne suis qu'un cave de plus, autrefois trop arrogant pour s'humilier devant une telle immensité. Aujourd'hui, c'est un aveu d'impuissance, plus terrible que tous les interrogatoires au Gotham Central, qui me conduit à cette nouvelle vie. Je ne leur suis pas supérieur. Des hommes réincarnés, des femmes assassins élevés dans les arts et la soie ; comment un n'importe-qui comme moi a pu croire régner sur Gotham. Je croise les pieds, le vernis sur mes chaussures est recouvert de la crasse de Chinatown. Mon âme elle, est souillée, fêlée, marquée par Arkham et les cinglés qui le peuplent. Quant à mon corps, il est brisé, moulu par ces luttes physiques qui m'ont tant de fois rappelé à l'ordre dans ma manie, ma course au crime presque parfait.
Les tapisseries vertes abîmées répondent à la moquette mauve, usée par les allées et venues de tant d'anciens résidents. Quels anciens mystère, quelles nouvelles misères renferme cette bâtisse ? Je me reprends, l'heure n'est pas aux énigmes ni aux indices, ou plutôt si. Voici qu'Eddie Nygma, déséquilibré notoire et repris de justice, devient un honnête homme. Un rire s'étouffe dans ma trachée, qui n'a plus l'habitude de quelque jouissance que ce soit. Le rictus que je distingue, dans le reflet des fenêtres, rappelle davantage la sordide grimace d'un suicidé. Pourtant, sur mon fauteuil à roulettes, j'ai enfin trouvé une raison de vivre, plus raisonnable d'ailleurs, que celles qui me poussaient autrefois. Je me poussais droit dans le mur, à croire à ma supériorité. Qui suis-je ? Je ne suis personne, et comme l'art pour l'art, parfois la vie doit être vécue pour vivre un autre jour. Faute de valeurs, se protéger du monstre qui vit dans ses propres fondations. Je ne suis pas un type bien. Mais il faut bien gagner sa vie.
Voici qu'après des années de complots minutieux et bombes à retardement, c'est les aiguilles de l'horloge qui plantent dans mon esprit la pointe de chaque seconde assassine qu'on a déjà vécu sans en avoir rien fait. Chaque minute qui vient, et durant laquelle il faut traîner sa vieille carcasse ; la traîner peut-être, vers un nouveau mystère, une question à laquelle donner du sens. Faute de mourir en ayant saisi ce qu'est la vie, vivre pour en arracher une nouvelle réponse, toute insignifiante qu'elle soit. Derrière un cadre mis sous verre, des coupures de presse, des premières pages pour certaines, de mes exploits passés. Désormais, c'est en homme repenti qu'il faut se frayer un chemin, parmi la foule d'autres points d'interrogation qui n'osent même plus demander une réponse à leur existence.
J'attends, tandis que la plaque sur la porte de ce vieux bâtiment conquis par la déferlante asiatique, indique, en lettre gravées :
E. NYGMA, CABINET DE DETECTIVE