-Excusez-moi monsieur, mais c'est interdit de fumer ici ! Il dévisagea l'aide-soignante comme s'il ne comprenait pas, les yeux de l'homme, d'un gris-bleu délavé, fixaient un point invisible au-dessus de la tête de la jeune femme, une petite grosse frisée aux cheveux d'un blond tout sauf naturel.
-Señor, prohibit fum... Elle avait cru qu'il ne parlait pas anglais, pourtant, l'homme eut un grognement en écrasant sa cigarette à moitié fumée sur le sol de la cour intérieure, fait de petits cailloux agglomérés dans le béton. Ils se trouvaient dans un hôpital après tout, même s'ils étaient dehors. Il ne regarda pas la jeune femme pour autant, se contentant d'un sourire vide, les yeux dans le vague. Elle renifla bruyamment pour manifester son désaccord et ouvrit la bouche pour lui faire la morale, puis se ravisa et tourna simplement les talons. Il l'entendit cependant râler dans le couloir malgré la porte vitrée qu'elle avait refermée derrière elle et qui menait à son service.
-Non mais vous croyez ça ? En service oncologie je vous jure ! L'homme attendit encore quelques minutes avant de suivre le même chemin que l'aide soignante. Il était venu jusque là, vêtu d'un jean un peu fatigué et d'un t-shirt kaki tendu sur son imposante carrure, mais il n'avait pas encore décidé de la façon dont il comptait se comporter. Il n'avait pas vu l'homme depuis des années, pas depuis qu'il avait renoncé à sa carrière sportive, et même alors il n'avait dû le voir qu'une fois ou deux. Il ne savait pas exactement pourquoi il venait aujourd'hui, par ce samedi ensoleillé et paisible, au chevet d'un homme qu'il avait tenu à l'écart si longtemps. Il aurait aussi bien pu être mort, les choses n'auraient pas été très différentes. Il toussa nerveusement, sourit un peu à la noire ironie de la situation quand il aperçut son mégot sur le sol et ouvrit la porte vitrée.
Ses pas lourds résonnaient dans le couloir silencieux, il croisa une autre aide-soignante, moins grosse et moins blonde, qui consultait un bloc-notes jaune, elle le regarda distraitement. L'homme n'était pas tout à fait repoussant avec sa musculature impressionnante et ses yeux clairs ne la laissaient pas indifférente. Ce n'était pas le genre de rencontres qu'elles faisait régulièrement dans son service. Elle sourit un peu bêtement lorsqu'il lui demanda de le renseigner sur le numéro de la chambre. Il l'entendit même pouffer un peu lorsqu'il se dirigea vers la direction qu'elle lui avait donné. Il n'aimait pas les hôpitaux, comme tout le monde.
Il frappa à la porte qu'on lui avait indiquée, mais il n'entendit pas de réponse. Il s'était peut-être trompé. Alors qu'il allait laisser tomber et repartir, un peu soulagé d'ailleurs, il entendit une voix faible à l'intérieur.
-Entrez. J'suis habillé. Une blague ? Il secoua la tête avec dépit en reconnaissant l'accent irlandais prononcé qui était parvenu jusqu'à lui et poussa la porte.
L'odeur était caractéristique, un mélange de sueur rance, de médicaments, de désinfectant et de mort. Il regrettait d'être venu, ça n'avait aucun sens, quel plaisir aurait le vieil homme à recevoir sa visite ? Il ne l'avait connu que lorsqu'il était petit, puis il l'avait pour ainsi dire rayé de sa vie, c'était idiot.
-La vache, quel grand gaillard tu es dev'nu. Le vieil homme se redressa maladroitement sur son lit avant de se souvenir de la présence du boîtier qui servait à le mettre en position assise. Zacharie prit une chaise qui trainait là et vint s'asseoir à l'envers, les bras sur le dossier, près du vieillard.
-Non mais laisse-moi te r'garder. Tu as toujours les yeux d'ta mère tu sais. Mais c'est plutôt d'moi qu'tu tiens cette carrure, ça c'est sûr. La carcasse rabougrie par la maladie du vieil homme fut agitée d'une toux convulsive et répugnante qui s'avérait être un rire.
-Niveau carrure j'ai vu mieux. Répondit simplement le colosse près du lit.
Une quinte de toux plus brève tint lieu de répartie au vieillard. Zacharie lui tendit le verre d'eau avec une paille qui se trouvait sur la table de nuit.
-Merci, j'aurais préféré qu'i'm'donnent de la bière. J'dois pas y avoir droit. Par contre toi tu pues la clope. J't'ai pas appris à fumer en tout cas. J'ai jamais fumé, c'est con hein !-Tu m'as pas appris grand chose de toutes façons.-Si tu l'dis. T'as presque plus l'accent en tout cas. Le vieil homme le toisa un instant d'un regard d'une intensité qui contrastait avec le reste de sa personne.
J't'ai p't'être rien appris mais j't'ai quand même transmis des trucs. J'préférais le football remarque. Zacharie lui rendit son regard, plongeant le bleu délavé de ses yeux dans ceux d'un vert vif du malade.
-Fais pas c'te tête. J'sais plus de trucs que j'laisse croire. C'est pas ta casquette qui va m'empêcher d'te r'connaître quand tu fais...tes trucs. J'ai vu les journaux et j'suis physionomiste, t'es pas Batman. Ils se turent alors, le vieil homme tourna la tête vers la fenêtre tandis que son visiteur regarda l'écran de la télévision dont on avait coupé le son. GNN diffusait des images de poursuites de police, comme souvent, un individu fonçait dans les rues à bord d'une voiture en piteux état suivi dans sa course par de nombreux véhicules du GCPD. Sans détourner les yeux de la fenêtre, le vieil homme reprit.
-Regarde dans l'tirroir d'la table de nuit. Y a que'qu'chose pour toi. Malgré lui Zacharie s'éxecuta. Il sortit du meuble un attaché-case usé, le modèle classique à code.
-J'ai d'mandé au gars de l'assurance de récupérer ça chez moi, il a pas pu l'ouvrir, il connaît pas l'code. Zacharie aurait juré dicerner un sourire malicieux aux lèvres tordues de douleur du malade.
C'est ta date de naissance !-Ca fait un peu cliché. Dit-il en actionnant les molettes qui permettaient de dévérouiller l'objet. Il l'ouvrit pour découvrir ce qui ressemblait à un album photo à la couverture abîmée. Malgré lui, il blémit en parcourant les pages où on avait collé différentes photos et articles de presse.
-J'ai fait ça pour pas qu'on oublie qui j'suis, et pour avoir des souv'nirs de toi aussi. Le vieil homme s'était de nouveau tourné vers son visiteur qui s'était arrêté sur un article en particulier.
-Non... Souffla-t-il entre ses dents. Il avait envie d'une cigarette. Pas vraiment le moment.
L'article était ancien, il n'arrivait pas à lire la date car un morceau d'adhésif jauni maintenant le papier l'avait abîmé. Il put cependant lire le titre racoleur qu'un journaliste du Gotham Globe avait dû être fier de trouver à l'époque.
SPORTSMASTER FRAPPE UN HOME-RUN MORTEL La photo qui correspondait à l'article était collée juste dessous, découpée avec soin par celui qui avait confectionné cet album.
-Tu vois, j'avais une bonne frappe moi aussi à l'époque. Zacharie fixait la photo avec incrédulité. C'était bêtement impossible, il l'aurait su.
-J't'ai dit qu'tu m'devais plus que tu crois. J'voulais qu't'aies l'album parce-que moi i'm'servira plus à grand chose. Y a pas que des trucs comme ça dedans. S'tu r'gardes plus loin t'auras d'autres surprises.Mais il ne tourna pas les pages, il restait à fixer cette image d'une autre époque. Il avait su que son père n'était pas un saint, loin de là. Il savait que dans le quartier irlandais à l'époque il tramait des choses qui n'étaient pas franchement dans le respect le plus total des lois. Il savait aussi que sa mère avait été plus soulagée qu'autre chose quand il avait quitté les siens pour refaire sa vie loin d'eux.
-Allez, r'garde vers la fin.Zacharie aperçut d'autres articles qui relataient les sombres exploits du criminel sportif. Sportsmaster n'était pas le plus célèbre de ceux qui avaient hanté Gotham à l'époque où Batman devait être encore sur les bancs du collège et où Green Lantern, celui avec une cape, tentait de faire régner la justice. Puis il remarqua d'autres photos.
-C'est moi. Dit-il, plus vraiment surpris.
Les photos qui avaient été collées sur ces pages étaient celles de son dernier match, celui qu'il avait refusé de truquer pour le compte des Falcone, celui pour lequel il avait dû se cacher sous l'identité de Zacharie Redd, loin des terrains, loin de la célébrité, abandonnant derrière lui toutes traces de son ancienne vie. Mais le plus intrigant de ces photos étaient qu'elles ne provenaient pas d'un journal ou d'un magazine sportif. C'étaient là les photos d'un amateur, parfois un peu floues, parfois mal cadrées, mais toujours focalisées sur la silhouette du joueur vedette des Gotham Knights. On y avait tout de même adjoint un autre article dont le titre résonnait de façon troublante avec le premier sur lequel ses yeux s'étaient posés.
CONNOR CROCK FRAPPE UN HOME-RUN SIDERAL !-J'étais là Connor. Tu sais c'truc des pères qui peuvent pas v'nir au match de leur fils. Ca pas été mon cas tu vois. J'savais les problèmes que t'avais avec les ritals, et j'ai vu qu'ça t'a pas empêché d'aller frapper c'te balle en dehors du terrain et d'l'envoyer loin sur l'parking. Tu m'étonnes que les affaires méta-humaines aient eu des doutes sur toi. T'as eu plus de chance que moi, j'ai dû arrêter le football, soit ils ont rien détecté chez toi, soit t'es naturellement doué, comme dans l'film avec Redford.Zacharie frémit quand le vieillard utilisa son véritable prénom pour le faire réagir. Où est-ce que ce vieux mourant voulait en venir ? Il l'avait ignoré toute sa vie pour attendre ses derniers jours avec un album souvenir dans l'intention de faire basculer tout ce sur quoi il s'était rebâti ?
-J'aime pas trop ces histoires de destin tu sais. Le vieillard semblait désormais rempli d'une énergie nouvelle. J'voulais juste que tu saches, comme ça tu peux t'faire ton idée tout seul avec tous les éléments. J'ai pas été un père idéal, j'ai pas été un père du tout même si tu veux, mais y a des choses que j'peux pas emporter tout seul de l'aut' côté. Ouais, Connor, ton père a combattu la JSA alors qu' ta mère te donnait encore le sein, paix à son âme. Elle savait pas, si tu t'poses la question. J'l'ai toujours gardé pour moi.-Alors pourquoi tu fais ça maintenant ? Il continuait à feuilleter l'album, tombant sur des articles qui parlaient cette fois des exploits de Baseball en tant que justicier.
-Pa'ce-que, c'est ton héritage. J'ai rien d'plus à laisser à qui que ce soit. C'est p'têtre ma façon d'êt' fier de toi, ou c'est p'têtre pa'ce-que j'aime bien l'ironie. Lawrence "Crusher" Crock avait été un criminel, un super-vilain comme on disait, il avait pour mode opératoire d'emprunter ses méthodes à différents sports plus ou moins exotiques pour parvenir à ses fins malveillantes. Il n'avait jamais atteint l'envergure des ennemis réguliers de Batman et à présent il mourait lentement mais sûrement d'un cancer du poumon. Son corps ratatiné semblait ne pas peser plus de quelques kilos alors que les images de sa jeunesse le dépeignaient comme un athlète solide et redoutable. Ca faisait beaucoup d'informations d'un coup pour Zacharie, ou Connor ou Baseball, difficile de se fixer.
-Connor. A nouveau le justicier frémit.
Tu vas prendre l'album, t'en f'ras c'que tu voudras. Tu prendras aussi les clefs d'chez moi et t'iras à la cave pa'ce-que d'dans y a des trucs que j'veux pas qu'on trouve. Pareil, t'en f'ras c'que tu voudras. Tu peux les vendre sur internet à des fans si y en a, ou brûler tout ça. C'est comme tu veux. L'armoire à glace referma l'album et fourra dans sa poche les clefs que son père lui avait désignées.
-J'irai. Répondit le fils, la voix marquée par l'énormité des révélations auxquelles il avait eu droit.
-C'est bien. J'te d'mande rien de plus, on a jamais été proches et c'est pas maintenant que ça va venir, on n'est pas à la télé. Tu peux y aller maintenant, s'tu pouvais d'mander à l'infirmière de m'donner un peu plus de morphine, l'dopage c'est pas bien mais là j'sens qu'de toutes façons j'vais r'tourner au vestiaire pour de bon. Lawrence tendit un bras décharné vers son fils qui s'était levé de la chaise au moment où il parlait. La main robuste du batteur prit celle du vieillard avec fermeté. Il ne le reverrait plus. Est-ce que ça changeait quelque chose ?
-Je le ferai aussi. Dit-il au vieillard qui souriait maintenant tout à fait. L' expression de Zacharie était fermée et il était maintenant difficile de mesurer l'impact que cette conversation avait eue sur lui. Si certaines choses trouvaient une réponse en cet après-midi ensoleillé, d'autres resteraient en suspens pour toujours. Ils ne se reverraient plus, chacun des deux le savait parfaitement et aucun des deux ne dépasserait le mur de fierté derrière lequel ils s'étaient tous deux murés.
Quand Zacharie quitta la chambre en emportant l'attaché-case, ils ne s'étaient pas dit un mot de plus. Le fils alla cependant trouver une infirmière qui discutait avec la petit grosse qu'il avait croisé en arrivant et il lui dit quelques mots avant de quitter le couloir de l'hôpital. Elle se rendit au chevet de Crock, qui avait pendant ce temps là monté le volume de la télévision. La poursuite diffusée par GNN s'était achevée par l'arrestation sans encombre du criminel qui avait braqué une pharmacie pouvait-on lire sur les messages qui défilaient au bas de l'image, un père de famille apparemment qui n'avait pas les moyens de subvenir aux besoins des siens et n'avait rien trouvé de mieux que de se tourner vers le crime.