Lorsque Shreck pliait son journal, il ne le faisait jamais avec le sourire, bien au contraire, quoi que l'on fasse pour la plèbe qui grouillait dans les caniveaux et qui ne faisait aucun autre effort que d'attendre qu'on lui tende une main, elle ne se contentait jamais, cherchant tôt ou tard à mordre cette main et le Gotham Globe était toujours le premier média à donner raison à ces irresponsables. Il souleva sa tasse de café et la porta à ses lèvres regardant toujours d'un œil mauvais les gros titres et le papier de mauvaise qualité qui servait à soutenir ces lignes et ces colonnes d'absurdités.

Thomas frappa comme à son habitude et poussa la porte sans attendre la réponse de son supérieur. L'heure de l'un des Conseil les plus importants de son mandat arrivait. Shreck se détendit à cette seule pensée, presque assuré de marqué un grand coup. Les membres du conseil étaient enthousiastes sur le projet New Gotham qui transformerait un pénitencier aux limites de la décence en une structure magnifique et moderne, symbole d'une civilisation en paix avec elle-même. Le Maire se leva pendant que Thomas lui tendait l'ordre du jour, il le lit rapidement pour se rafraîchir la mémoire, tout collait parfaitement au planning du projet, tout était dans les temps, les fonds pour les travaux étaient débloqués, il ne restait que la vente des terrains à lancer et "tout ira comme sur des roulettes" auraient dit feu son père.

Parfois Shreck se souvenait de son père. A 55 ans passés, les gens ne vous concevaient plus avec votre père ou votre mère, on vous définissait comme un homme qui était né à cet âge là et qui avait traversé le temps sans avoir réellement d'enfance, oui, aux yeux de bien des gens Shreck était un homme âgé et il avait conscience du regard que l'on imposait sur lui, il le maîtrisait chez ses alliés et l'acceptait chez ses ennemis. Beaucoup critiquaient sa coiffure par exemple, et alors? Au fond de lui-même le businessman connaissaient ce genre de raisonnement, c'étaient des critiques amers et acides, empruntes de jalousie et d'envie mêlé avec une pointe de méchanceté à peine cachée, quiconque se rabattait sur ce genre d'argument savait qu'il ne valait rien face à lui. Lui qui avait fait le deuil d'un père qu'il avait fait en sorte de voir partir au bon moment, lui qui avait fait le deuil d'une mère exécrable et qui, dans toute sa vie affective, n'avait jamais réussit à n'aimer qu'une seule personne et d'un amour proche du narcissisme: Chip. Oui, Shreck avait accomplit le rêve de tout Homme, réussir, gagner, être puissant et il ne lui manquait rien, car au fond, il n'avait jamais connu cette chose qui lui manquait tant.

Il y avait d'ailleurs une caricature peu flatteuse de lui en dernière page du journal, et évidemment, on mettait sa chevelure à l'honneur. De ses mains éternellement gantées, Maximilien saisit les pages qui laissaient en temps normale d'infâmes traces noires sur les mains des honnêtes gens et il le froissa en regardant se déformer l'abominable dessin. Les lettres se contractaient lentement, les titres se raccourcissaient dans un bruissement de pluie de feuilles en plein automne. Lorsqu'il l'eut bien serré, il laissa la boule de papier recyclé tomber lentement dans sa corbeille. Il eut un sourire atrocement satisfait de ce simple geste. Il fit son habituel moue qui signifiait qu'il venait d'accomplir un petit devoir nécessaire de la vie et il posa une main sur la rangée de boutons qui fermait son blazer en se retournant vers son secrétaire.

-Le docteur est-il arrivé? demanda-t-il finalement.

-Pas encore monsieur, il me semble qu'il dispose d'encore quarante minutes avant d'arriver.

-Parfait, mes discours sont-ils prêts à ce propos?

-Pour la vente des terrains ? Oui monsieur, et même celui pour le commencement des travaux dans New Gotham.

Il hocha de la tête avec satisfaction et sortit de son bureau. Les gardes qui attendaient dans le couloir se levèrent en cœur et le flanquèrent jusqu'à la salle du Conseil où il salua chacun de ses collègues présent. Thomas déposa sur son bureau les différents dossiers, notes et plans pour la reconsidération du complexe pénitentiaire et alluma le vidéo-projecteur. Charles Danwig brancha son netbook qui contenait un diaporama récapitulatif, tandis que les derniers membres du Conseil arrivaient au comte-goutte. Il était plus respectueux pour le Docteur Hurt d'arriver face à une commission déjà réunie que de devoir attendre les retardataires, Shreck tenait à être poli et aimable avec un individu aussi précieux pour la suite de ses projets, il avait d'ailleurs fait montre de beaucoup de détermination dans les changements intervenus à Arkham City, malgré sa préférence à rester plus en retrait que Maximilien qui avait allègrement profité de sa position pour se propulser sur le devant de la scène.

Le Maire s'enfonça dans son fauteil en attendant l'heure dite, les membres du Conseil discutaient de choses et d'autres, certains vantaient leur nouveaux services, d'autres parlaient du programme télé de la veille, certains riaient du Gotham Globe, chuchotaient sur Bien le Bonjour Gotham et enfin l'on parlait du prix des lessives dans les grandes surfaces. Shreck ne comprenait pas toujours pourquoi les gens avaient toujours besoin de parler entre eux et de déployer des tonnes et des tonnes d'énergie pour parler de choses vaines et inutiles, sans que cela ne leur fut bénéfique. Il se déconnecta de son observation du Conseil, rajusta ses gants de cuir et regarda par la fenêtre la ville filtré par la mairie. Il y avait au dehors des vies humaines qu'il ne pouvait définir exactement, il n'y avait, dans son esprit, que des ombres et de la brume qui circulait entre ces rues et ces valeurs foncières, des ombres qui payaient des taxes et n'avaient d'autres valeur que celle de leur feuille d'imposition et leur taux de consommation, il y avait que les riches qui avaient une consistance et les autres ne pouvaient même pas apparaître dans son esprit, c'étaient de grossières catégories qui venaient enrichir ses discours de tolérance et d'intérêt alors qu'il s'en moquait, c'étaient des âmes perdues qu'il ne cherchait pas à sauver ni à retrouver, encore moins à croiser ou à voir, mais qu'il cherchait étonnamment à séduire.

Du haut de son building, Shreck avait longtemps observé des hordes de consommateurs, il avait offert cadeau et argent à des gens pauvres, mais sans vraiment les considérer, cette offre était un investissement dans l'opinion, une étiquette qu'il s'était rajouté pour parvenir à ses fins, et aujourd'hui il allait recommencé le même manège. On le croirait désintéressé, d'une bonté à vendre son âme pour aider son prochain, mais au fond il avait déjà vendu son âme pour lui-même et recevait encore quelques intérêts de cette sinistre transaction, il n'avait pas d'amour gratuit, il ne concevait pas cette valeur d'abnégation, il ne comprenait pas les justiciers qui perduraient dans leur quête de combat individuel et sans reconnaissance, il ne pouvait s'expliquer les revers de son corps de Justiciers d'Etats, la seule raison qu'il pouvait percevoir, c'était celle du besoin égocentrique, ces hommes et femmes déguisés n'étaient rien d'autres que des citoyens en mal de reconnaissance, comment put-il en être autrement?

Shreck ouvrit un dossier qui expliquait les changements de réglementation dans New Gotham City et saisit ses lunettes. New Gotham, un projet qui portait les espoirs de son mandat, il réalisait la volonté du gouverneur, mais aussi et surtout celle de la population, même si elle ne comprenait, dans le fond, pas grand chose. C'était cette masse imbécile qui commandait, d'un seul faux-pas on la perdait, alors qu'il fallait bien des efforts pour la séduire et percer son scepticisme et son égoïsme. Beaucoup se lassaient de cette fiancée changeante, mais Shreck pratiquait la séduction de masse avec une habileté qui ressemblait plus à une dépendance. Que serait-il sans des milliers de regards braqués sur lui, sur ses faits et gestes, pour l'aimer, pour l'applaudir lorsqu'il apparaissait ou qu'il parlait, qu'il définissait des projets grandioses ou non? Il ne serait rien, Maximilien était finalement fait d'une substance encore plus fragile et légère que ne l'était l'idée du pauvre dans son esprit et sa conception du monde.

Et tendit que le maire se perdait dans ses réflexions, Thomas attendait dans le hall le Docteur Hurt pour l'accueillir comme il se devait et l'accompagner jusqu'à la salle du Conseil de la Ville pour que commence la réunion qui modifierait à jamais le visage de la ville...

Depuis sa victoire aux élections, Maximilien Shreck s'était vu obligé de délaisser son bureau aux douanes pour celui plus prestigieux de la mairie de Gotham. Le docteur Hurt s'était vu maintenu dans ses fonctions, et même disposer d'une nouvelle autorité pour compenser le retrait du maire. Le psychiatre avait désormais en plus de ses charges, celle de mettre en place la cellule d'aide psychologique qu'il avait proposé et d'autres tâches de signataire. Quelque part, même si cela représentait une masse de travail colossale, il était bien très bien d'avoir la main mise sur cet établissement, le diable acquérait plus de pouvoir et pourrait bientôt se permettre d'exiger certaines choses.

Depuis le départ de Shreck, les deux patrons d'Arkham City ne s'étaient échangés que quelques mots par téléphone et croisés uniquement lors du gala tenue à l'hôtel de ville pour l'investiture du nouveau maire. Ce rendez vous officiel était logique et prévisible, et l'occasion de faire le point sur la situation et d'envisager les nouvelles démarches et mises en place à faire. Shreck connaissait dans les grandes lignes le projet du docteur et avait lui même fait part de ses propres souhaits à son collaborateur, il s'agissait désormais de les faire voter, et c'était un raccourci fort pratique que d'avoir le conseil municipal dans sa poche. Shreck pourrait s'enrichir et faire prospérer son entreprise, Hurt quant à lui réservait son nouveau champ d'action à de bien plus sinistres projets....

Le docteur se dirigeait à présent d'un pas déterminé vers la salle du conseil où il était attendu. Porte document sous le bras, il tira de la poche de son gilet sa montre à gousset pour vérifier l'heure. Il était légèrement en avance, de sorte à pouvoir se permettre de fumer une petite cigarette avant de commencer les hostilités.
Déviant sa route pour se rendre au patio, il alluma son précieux tube de tabac et promena un regard vide et méditatif sur le petit jardin qui s'offrait à lui.
Il devait impérativement obtenir le champ libre dans ses actions auprès du conseil, mais surtout que ces derniers puissent colporter le bruit de son intégrité. Son alliance officieuse avec le Batman ne reposait que sur cela.

Simon écrasa sa cigarette et déposa le mégot dans le cendrier. Il prit une pastille mentholée et se dirigea vers son lieu de rendez vous. Le secrétaire de Shreck l'attendait, il lui offrit une poignée de main et un sourire chaleureux, eut quelques mots conviviaux à son égard et se fit introduire devant le conseil municipal, et après les salutations d'usage, s'installa sur invitation du maître de séance pour que la réunion puisse enfin débuter.